Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/323

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— Cela n’en sera pas plus mal.

Ici, un peu par malice, je toussai, je crachai, je développai lentement mon mouchoir, je me mouchai, j’ouvris ma tabatière, je pris une prise de tabac ; et j’entendais mon homme qui disait entre ses dents : « Si l’histoire est courte, les préliminaires sont longs… » Il me prit envie d’appeler un domestique, sous prétexte de quelque commission ; mais je n’en fis rien, et je dis :


« Il faut avouer qu’il y a des hommes bien bons, et des femmes bien méchantes.

— C’est ce qu’on voit tous les jours, et quelquefois sans sortir de chez soi. Après ?

— Après ? J’ai connu une Alsacienne belle, mais belle à faire accourir les vieillards, et à arrêter tout court les jeunes gens.

— Et moi aussi, je l’ai connue ; elle s’appelait Mme Reymer.

— Il est vrai. Un nouveau débarqué de Nancy, appelé Tanié, en devint éperdument amoureux. Il était pauvre ; c’était un de ces enfants perdus, que la dureté des parents, qui ont une famille nombreuse, chasse de la maison, et qui se jettent dans le monde sans savoir ce qu’ils deviendront, par un instinct qui leur dit qu’ils n’y auront pas un sort pire que celui qu’ils fuient. Tanié, amoureux de Mme Reymer, exalté par une passion qui soutenait son courage et ennoblissait à ses yeux toutes ses actions, se soumettait sans répugnance aux plus pénibles et aux plus viles, pour soulager la misère de son amie. Le jour, il allait travailler sur les ports ; à la chute du jour, il mendiait dans les rues.

— Cela était fort beau ; mais cela ne pouvait durer.

— Aussi Tanié, las de lutter contre le besoin, ou plutôt de retenir dans l’indigence une femme charmante, obsédée d’hommes opulents qui la pressaient de chasser ce gueux de Tanié…

— Ce qu’elle aurait fait quinze jours, un mois plus tard.

— Et d’accepter leurs richesses, résolut de la quitter, et d’aller tenter la fortune au loin. Il sollicite, il obtient son passage sur un vaisseau du roi. Le moment de son départ est venu. Il va prendre congé de Mme Reymer. « Mon amie, lui dit-il, je ne saurais abuser plus longtemps de votre tendresse. J’ai pris