Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/334

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Vous m’accompagnerez ? — Très-volontiers. — Allons… »

— Je crains bien que sa douleur et sa présence n’y fassent que de l’eau claire. Le dégoût ! c’est une terrible chose que le dégoût en amour, et d’une femme !…

— J’envoyai chercher une chaise à porteurs ; car elle n’était guère en état de marcher. Nous arrivons chez Gardeil, à cette grande maison neuve, la seule qu’il y ait à droite dans la rue Hyacinthe, en entrant par la place Saint-Michel. Là, les porteurs arrêtent ; ils ouvrent. J’attends. Elle ne sort point. Je m’approche, et je vois une femme saisie d’un tremblement universel ; ses dents se frappaient comme dans le frisson de la fièvre ; ses genoux se battaient l’un contre l’autre. « Un moment, monsieur ; je vous demande pardon ; je ne saurais… Que vais-je faire là ? Je vous aurai dérangé de vos affaires inutilement ; j’en suis fâchée ; je vous demande pardon… » Cependant je lui tendais le bras. Elle le prit, elle essaya de se lever ; elle ne le put. « Encore un moment, monsieur, me dit-elle ; je vous fais peine ; vous pâtissez de mon état… » Enfin elle se rassura un peu ; et en sortant de la chaise, elle ajouta tout bas : « Il faut entrer ; il faut le voir. Que sait-on ? j’y mourrai peut-être… » Voilà la cour traversée ; nous voilà à la porte de l’appartement ; nous voilà dans le cabinet de Gardeil. Il était à son bureau, en robe de chambre, en bonnet de nuit. Il me fit un salut de la main, et continua le travail qu’il avait commencé. Ensuite il vint à moi, et me dit : « Convenez, monsieur, que les femmes sont bien incommodes. Je vous fais mille excuses des extravagances de mademoiselle. » Puis s’adressant à la pauvre créature, qui était plus morte que vive : « Mademoiselle, lui dit-il, que prétendez-vous encore de moi ? Il me semble qu’après la manière nette et précise dont je me suis expliqué, tout doit être fini entre nous. Je vous ai dit que je ne vous aimais plus ; je vous l’ai dit seul à seul ; votre dessein est apparemment que je vous le répète devant monsieur : eh bien, mademoiselle, je ne vous aime plus. L’amour est un sentiment éteint dans mon cœur pour vous ; et j’ajouterai, si cela peut vous consoler, pour toute autre femme. — Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m’aimez plus ? — Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que j’ai commencé sans savoir pourquoi ; que j’ai cessé sans savoir pourquoi ; et que je sens qu’il est impossible que cette passion revienne. C’est une