Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/391

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sion qu’elle ne s’éloigne de l’ancienne que parce qu’elle est plus personnelle, plus exacte, plus correcte. Les critiques qui voudront se livrer à une confrontation minutieuse reconnaîtront, nous n’en doutons pas, la vérité de nos assertions. Nous pensons même que, si le manuscrit qui a servi à M. Brière avait été conservé, nous y retrouverions la trace des suppressions et des changements apportés par la main de la fille du philosophe à une œuvre de son père qu’elle trouvait en certains points un peu trop hardie.

Nous arrêterions ici cette notice déjà démesurée s’il ne nous fallait pas la terminer en donnant ce qui a été recueilli jusqu’à ce jour de renseignements sur le personnage, considéré d’abord comme imaginaire, qui est le héros du livre. Ces renseignements consistent d’abord en deux notes, l’une de Mercier, l’autre de Cazotte.

NOTE DE MERCIER.

« J’ai connu, dans ma jeunesse, le musicien Rameau ; c’était un grand homme sec et maigre, qui n’avait point de ventre, et qui, comme il était courbé, se promenait au Palais-Royal toujours les mains derrière le dos, pour faire son aplomb. Il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque. Il paraissait être de difficile humeur. À l’exemple des poëtes, il déraisonnait sur son art.

« On disait alors que toute l’harmonie musicale était dans sa tête. J’allais à l’Opéra, et les opéras de Rameau (excepté quelques symphonies) m’ennuyaient étrangement. Comme tout le monde disait que c’était là le nec plus ultra de la musique, je croyais être mort à cet art, et je m’en affligeais intérieurement, lorsque Gluck, Piccini, Sacchini, sont venus interroger au fond de mon âme mes facultés engourdies ou non remuées. Je ne comprenais rien à la grande renommée de Rameau ; il m’a paru depuis que je n’avais pas si grand tort.

« J’avais connu son neveu, moitié abbé, moitié laïque, qui vivait dans les cafés, et qui réduisait à la mastication tous les prodiges de la valeur, toutes les opérations du génie, tous les dévouements de l’héroïsme, enfin tout ce que l’on faisait de grand dans le monde. Selon lui, tout cela n’avait d’autre but ni d’autre résultat que de placer quelque chose sous la dent.

« Il prêchait cette doctrine avec un geste expressif et un mouvement de mâchoire très-pittoresque ; et quand on parlait d’un beau poëme, d’une grande action, d’un édit : « Tout cela, disait-il, depuis le maréchal de France jusqu’au savetier, et depuis Voltaire jusqu’à Chabane ou Chabanon, se fait indubitablement pour avoir de quoi mettre dans la bouche, et accomplir les lois de la mastication. »

« Un jour, dans la conversation, il me dit : « Mon oncle musicien est un grand homme ; mais mon père, soldat, puis violon, puis marchand, était un plus grand homme encore ; vous allez en juger : c’était lui qui savait mettre sous sa dent ! Je vivais dans la maison paternelle avec beaucoup d’insouciance, car j’ai toujours été fort peu curieux de sentineller l’avenir. J’avais vingt-deux ans révolus, lorsque mon père entra dans ma chambre et me dit : « Combien de temps veux-tu vivre encore ainsi, lâche et fainéant ? Il y a deux années que j’attends de tes œuvres : sais-tu qu’à l’âge de vingt ans j’étais pendu, et que j’avais un état ? » « Comme j’étais fort jovial, je répondis à mon père : « C’est un état que d’être pendu ! Mais comment fûtes-vous pendu, et encore mon père ?