Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/392

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« — Écoute, me dit-il, j’étais soldat et maraudeur, le grand-prévôt me saisit, et me fit attacher à un arbre. Une petite pluie empêcha la corde de glisser comme il faut, ou plutôt comme il ne fallait pas. Le bourreau m’avait laissé ma chemise, parce qu’elle était trouée : des houssards passèrent, ne me prirent pas encore ma chemise, parce qu’elle ne valait rien, mais d’un coup de sabre ils coupèrent ma corde, et je tombai sur la terre : elle était humide ; la fraîcheur remit mes esprits. Je courus en chemise vers le bourg voisin ; j’entrai dans une taverne ; je dis à la femme : « Ne vous effrayez pas de me voir en chemise ; j’ai mon bagage derrière moi. Vous saurez… Je ne vous demande qu’une plume, de l’encre, quatre feuilles de papier, un pain d’un sou et une chopine de vin. » Ma chemise trouée disposa sans doute la femme de la taverne à la commisération. J’écrivis sur les quatre feuilles de papier : Aujourd’hui, grand spectacle donné par le fameux Italien ; les premières places à six sous, et les secondes à trois. Tout le monde entrera, en payant. Je me retranchai derrière une tapisserie, j’empruntai un violon, je coupai ma chemise en morceaux, j’en fis cinq marionnettes que j’avais barbouillées avec de l’encre et un peu de mon sang ; et me voilà tour à tour à faire parler mes marionnettes, à chanter et à jouer du violon, derrière ma tapisserie.

« J’avais préludé en donnant à mon violon un son extraordinaire. Le spectateur accourut, la salle fut pleine ; l’odeur de la cuisine, qui n’était pas éloignée, me donna de nouvelles forces ; la faim, qui jadis inspira Horace, sut inspirer ton père. Pendant une semaine entière je donnai deux représentations par jour, et sur l’affiche point de relâche. Je sortis de la taverne avec une casaque, trois chemises, des souliers et des bas, et assez d’argent pour gagner la frontière. Un petit enrouement, occasionné par la pendaison, avait disparu totalement ; de sorte que l’étranger admira ma voix sonore. Tu vois que j’étais illustre à vingt ans, et que j’avais un état. Tu en as vingt-deux, tu as une chemise neuve sur le corps, voilà douze francs ; sors de chez moi. »

« Ainsi me congédia mon père. Vous avouerez qu’il y avait plus loin de sortir de là que de faire Dardanus, ou Castor et Pollux. Depuis ce temps-là, je vois tous les hommes coupant leur chemise selon leur génie, et jouant des marionnettes en public ; le tout pour remplir leur bouche. La mastication, selon moi, est le vrai résultat des choses les plus rares de ce monde. »

« Ce neveu de Rameau, le jour de ses noces, avait loué toutes les vielleuses de Paris, à un écu par tête, et il s’avança ainsi au milieu d’elles, tenant son épouse sous le bras : « Vous êtes la vertu, disait-il ; mais j’ai voulu qu’elle fût relevée encore par les ombres qui vous environnent. »

(Tableau de Paris.)
NOTE DE CAZOTTE[1].

La Nouvelle Raméide (est) une plaisanterie faite par moi à l’homme le plus plaisant par nature que j’aie connu. Il s’appelait Rameau et était neveu du célèbre musicien ; il avait été mon camarade au collège et avait pris pour moi une amitié qui ne s’est jamais démentie, ni de sa part, ni de la mienne. Ce personnage,

  1. Cazotte, compatriote de Rameau, avait été son condisciple au collège des Jésuites de Dijon. Il est encore question de Rameau dans la notice biographique placée en tête des œuvres de Cazotte (Paris, 1817, 4 volumes in-8o), à propos du pari soutenu par l’auteur du Diable amoureux, qui s’était engagé à composer en un jour un opéra-comique sur le premier mot qui lui serait donné. Le mot donné était Sabots, et Cazotte gagna son pari. On raconte qu’il y fut aidé par un musicien qui improvisa la musique à mesure qu’il improvisait les paroles : ce musicien était Jean-François Rameau.