Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/46

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plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.

Cependant le temps du postulat se passa ; celui de prendre l’habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût ; je passe rapidement sur ces deux années, parce qu’elles n’eurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m’avançais pas à pas vers l’entrée d’un état pour lequel je n’étais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force ; mais aussitôt je recourais à ma bonne supérieure, qui m’embrassait, qui développait mon âme, qui m’exposait fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire : « Et les autres états n’ont-ils pas aussi leurs épines ? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous à genoux, et prions… »

Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d’onction, d’éloquence, de douceur, d’élévation et de force, qu’on eût dit que l’esprit de Dieu l’inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu’au fond du cœur ; d’abord on l’écoutait ; peu à peu on était entraîné, on s’unissait à elle ; l’âme tressaillait, et l’on partageait ses transports. Son dessein n’était pas de séduire ; mais certainement c’est ce qu’elle faisait : on sortait de chez elle avec un cœur ardent, la joie et l’extase étaient peintes sur le visage ; on versait des larmes si douces ! c’était une impression qu’elle prenait elle-même, qu’elle gardait longtemps, et qu’on conservait. Ce n’est pas à ma seule expérience que je m’en rapporte, c’est à celle de toutes les religieuses. Quelques-unes m’ont dit qu’elles sentaient naître en elles le besoin d’être consolées comme celui d’un très-grand plaisir ; et je crois qu’il ne m’a manqué qu’un peu plus d’habitude, pour en venir là.

J’éprouvai cependant, à l’approche de ma profession, une mélancolie si profonde, qu’elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves ; son talent l’abandonna, elle me l’avoua elle-même. « Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi ; il me semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit se taise ; c’est inutilement que je m’excite, que je cherche des idées, que je veux exalter mon âme ; je me trouve une femme ordinaire et bornée ; je crains de parler… » « Ah ! chère mère, lui dis-je, quel pressentiment ! Si c’était Dieu qui vous rendît muette !… »

Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue