Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/473

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musiciens de l’impasse quand mon oncle parut. Si j’adresse, à la bonne heure. C’est qu’un garçon charbonnier parlera toujours mieux de son métier que toute une académie et que tous les Duhamel[1] du monde…

Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier quelques-uns des airs de l’Île des Fous, du Peintre amoureux de son Modèle, du Maréchal ferrant, de la Plaideuse[2], et de temps en temps il s’écriait, en levant les mains et les yeux au ciel : « Si cela est beau, mordieu ! si cela est beau ! comment peut-on porter à sa tête une paire d’oreilles et faire une pareille question ? » Il commençait à entrer en passion et à chanter tout bas, il élevait le ton à mesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis : « Bon, voilà la tête qui se perd et quelque scène nouvelle qui se prépare… »

En effet, il part d’un éclat de voix : Je suis un pauvre misérable… Monseigneur, monseigneur, laissez-moi partir… Ô terre, reçois mon or, conserve bien mon trésor, mon âme, mon âme, ma vie ! Ô terre !… Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami ! Aspettare e non venire… A Zerbina penserete… Sempre in contrasti con te si sta Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille il descendait jusqu’aux enfers, tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs ; imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici c’est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là, il est prêtre, il est roi, il est tyran ; il menace, il commande, il s’emporte ; il est esclave, il obéit ; il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit ; jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l’air.

Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui ; les fenêtres du café étaient occupées en dehors par les passants qui s’étaient arrêtés au

  1. De l’Académie des sciences (1700-1782), botaniste, auteur d’un grand nombre de manuels, entre autres de l’Art du charbonnier, 1760, in-folio.
  2. Opéras de Duni.