Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/488

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lui.

Et vous croyez que je n’ai pas essayé ? Je n’avais pas quinze ans lorsque je me dis pour la première fois : Qu’as-tu, Rameau ? tu rêves ; et à quoi rêves-tu ? Que tu voudrais bien avoir fait ou faire quelque chose qui excitât l’admiration de l’univers… Eh oui, il n’y a qu’à souffler et remuer les doigts, il n’y a qu’à ourler le bec, et ce sera une cane[1]. Dans un âge plus avancé, j’ai répété le propos de mon enfance ; aujourd’hui je le répète encore, et je reste autour de la statue de Memnon.

moi.

Que voulez-vous dire avec votre statue de Memnon ?

lui.

Cela s’entend, ce me semble. Autour de la statue de Memnon il y en avait une infinité d’autres, également frappées des rayons du soleil ; mais la sienne était la seule qui résonnât. Un poëte, c’est Voltaire, et puis qui encore ? Voltaire ; et le troisième ? Voltaire ; et le quatrième ? Voltaire. Un musicien, c’est Rinaldo de Capoua ; c’est Hasse ; c’est Pergolèse ; c’est Alberti ; c’est Tartini ; c’est Locatelli ; c’est Terradeglias ; c’est mon oncle ; c’est ce petit Duni, qui n’a ni mine ni figure, mais qui sent, mordieu, qui a du chant et de l’expression. Le reste, auprès de ce petit nombre de Memnons, autant de paires d’oreilles fichées au bout d’un bâton : aussi sommes-nous gueux, si gueux, que c’est une bénédiction. Ah ! monsieur le philosophe, la misère est une terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche béante pour recevoir quelques gouttes de l’eau glacée qui s’échappent du tonneau des Danaïdes. Je ne sais si elle aiguise l’esprit du philosophe, mais elle refroidit diablement la tête du poëte ; on ne chante pas bien sous ce tonneau. Trop heureux encore celui qui peut s’y placer ! J’y étais et je n’ai pas su m’y tenir. J’avais déjà fait cette sottise une fois. J’ai voyagé en Bohême, en Alle-

  1. Ce passage a été imprimé jusqu’ici : « Il n’y a qu’à ouvrir le bec, et ce sera une canne. » M. Asselineau, ne comprenant pas, naturellement, a eu recours à la traduction de Gœthe et a mis : « Il n’y a qu’à prendre un roseau et s’en faire une flûte. » Cette correction n’est pas heureuse. Gœthe, ne pouvant transporter en allemand la phrase française, a donné simplement un équivalent : « Taille un roseau, tu auras une flûte, » du proverbe recueilli par Oudin dans ses Curiosités françaises : « Il ne reste plus que le bec à ourler et le cul à coudre, et puis ce sera une cane, » proverbe qui, d’après Leroux, « se dit de ceux qui trouvent de la facilité à faire toutes choses, quoiqu’elles soient difficiles et longues à faire. »