Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/49

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— Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous écouter. J’attends votre mère ; tâchez de ne pas m’émouvoir ; laissez les sentiments s’accumuler dans mon âme ; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je me taise : je me connais ; je n’ai qu’un jet, mais il est violent, et ce n’est pas avec vous qu’il doit s’exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie ; dites-moi seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. J’irai, et Dieu fera le reste… »

Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu’elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément ; elle avait les yeux fermés avec effort ; quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi ; elle s’agitait ; son âme se remplissait de tumulte, se composait et s’agitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle ; mais l’âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il était.

« Il est bientôt six heures.

— Adieu, je m’en vais. On va venir vous habiller ; je n’y veux pas être, cela me distrairait. Je n’ai plus qu’un souci, c’est de garder de la modération dans les premiers moments. »

Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes entrèrent ; on m’ôta les habits de religion, et l’on me revêtit des habits du monde ; c’est un usage que vous connaissez. Je n’entendis rien de ce qu’on disait autour de moi ; j’étais presque réduite à l’état d’automate ; je ne m’aperçus de rien ; j’avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais ; ce n’était pas que je pensasse à autre chose, c’est que j’étais absorbée ; j’avais la tête lasse comme quand on s’est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s’entretenait avec ma mère. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé dans cette