Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/491

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un coq en pâte. J’en suis sorti. Il faudra derechef scier le boyau et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans ce monde : aujourd’hui au sommet, demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent et nous mènent fort mal…

Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille, et s’adressant à son voisin :

Monsieur, par charité, une petite prise. Vous avez là une belle boîte. Vous n’êtes pas musicien ?

— Non.

— Tant mieux pour vous, car ce sont de pauvres bougres… bien à plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi, tandis qu’il y a à Montmartre, peut-être dans un moulin, un meunier, un valet de meunier, qui n’entendra jamais que le bruit de cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants. Rameau ! au moulin, au moulin, c’est là ta place.

moi.

À quoi que ce soit que l’homme s’applique, la nature l’y destinait.

lui.

Elle fait d’étranges bévues. Pour moi, je ne vois pas de cette hauteur où tout se confond : l’homme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d’où l’on ne voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez-vous sur l’épicycle de Mercure et de là distribuez, si cela vous convient, et à l’imitation de Réaumur, lui, la classe des mouches en couturières, arpenteuses, faucheuses ; vous, l’espèce des hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs, chanteurs, c’est votre affaire ; je ne m’en mêle pas. Je suis dans ce monde et j’y reste. Mais s’il est dans la nature d’avoir appétit, car c’est toujours à l’appétit que j’en reviens, à la sensation qui m’est toujours présente, je trouve qu’il n’est pas du bon ordre de n’avoir pas toujours de quoi manger. Quelle diable d’économie ! des hommes qui regorgent de tout tandis que d’autres, qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, n’ont pas de quoi mettre sous la dent. Le pis c’est la posture contrainte où nous tient le besoin. L’homme nécessiteux ne marche pas comme un autre,