Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/85

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était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et sage, il n’importait pas moins à ma supérieure qu’on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de méchancetés : on ne me donna d’aliments que ce qu’il en fallait pour m’empêcher de mourir de faim ; on m’excéda de mortifications ; on multiplia autour de moi les épouvantes ; on m’ôta tout à fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l’esprit, on le mit en œuvre ; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n’avez pas d’idée. Jugez du reste par ce trait :

Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l’église ou ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor ; je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l’avait égarée la retrouvât facilement : la lumière m’empêcha de voir qu’elle était presque rouge ; je la saisis ; mais en la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête ; je me suis blessée cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n’avais pas de quoi m’éclairer, et j’étais obligée d’aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J’étais bien résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des commodités fermée, et j’étais obligée de descendre plusieurs étages et de courir au fond du jardin quand la porte en était ouverte ; quand elle ne l’était pas… Ah ! monsieur, les méchantes créatures que des femmes recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui croient servir Dieu en vous désespérant ! Il était temps que l’archidiacre arrivât ; il était temps que mon procès finît.


Voici le moment le plus terrible de ma vie : car songez bien, monsieur, que j’ignorais absolument sous quelles couleurs on m’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu’il n’y avait qu’une forte terreur qui pût me montrer dans cet état ; et voici comment on s’y prit pour me la donner.

Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra