Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/86

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dans ma cellule ; elle était accompagnée de trois sœurs ; l’une portait un bénitier, l’autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante :

« Levez-vous… Mettez-vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu.

— Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi et ce qu’il faut que je demande à Dieu ? »

Une sueur froide se répandit sur tout mon corps ; je tremblais, je sentais mes genoux plier ; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes ; elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque mot de la question que j’avais faite. Je crus, au silence qu’on gardait, que je n’avais pas été entendue ; je recommençai les derniers mots de cette question, car je n’eus pas la force de la répéter tout entière ; je dis donc avec une voix faible et qui s’éteignait :

« Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu ? »

On me répondit :

« Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie ; parlez-lui comme si vous étiez au moment de paraître devant lui. »

À ces mots, je crus qu’elles avaient tenu conseil, et qu’elles avaient résolu de se défaire de moi. J’avais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu’ils jugeaient, qu’ils condamnaient et qu’ils suppliciaient. Je ne croyais pas qu’on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes ; mais il y avait tant d’autres choses que je n’avais pas devinées et qui s’y passaient ! À cette idée de mort prochaine, je voulus crier ; mais ma bouche était ouverte, et il n’en sortait aucun son ; j’avançais vers la supérieure des bras suppliants, et mon corps défaillant se renversait en arrière ; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement les membres se dérobent, s’affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres ; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment ; j’entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines ; soit qu’elles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement