Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/88

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tienne sur toutes les religions du monde ; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l’aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l’état où j’étais, de quoi m’aurait servi l’image d’un législateur heureux et comblé de gloire ? Je voyais l’innocent, le flanc percé, le front couronné d’épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances ; et je me disais : « Voilà mon Dieu, et j’ose me plaindre !… » Je m’attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans mon cœur ; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre, avant que d’avoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j’avais à peine vingt ans, et je soupirais ; j’étais trop affaiblie, trop abattue, pour que mon esprit pût s’élever au-dessus des terreurs de la mort ; en pleine santé, je crois que j’aurais pu me résoudre avec plus de courage.

Cependant la supérieure et ses satellites revinrent ; elles me trouvèrent plus de présence d’esprit qu’elles ne s’y attendaient et qu’elles ne m’en auraient voulu. Elles me levèrent debout ; on m’attacha mon voile sur le visage ; deux me prirent sous les bras ; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure m’ordonnait de marcher. J’allai sans voir où j’allais, mais croyant aller au supplice ; et je disais : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, soutenez-moi ! Mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé ! »

J’arrivai dans l’église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La communauté y était assemblée. J’oubliais de vous dire que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et m’entraînaient, les unes par les bras, tandis que d’autres me retenaient par derrière, comme si j’avais résisté, et que j’eusse répugné à entrer dans l’église ; cependant il n’en était rien. On me conduisit vers les marches de l’autel : j’avais peine à me tenir debout ; et l’on me tirait à genoux, comme si je refusais de m’y mettre ; on me tenait comme si j’avais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni, Creator ; on exposa le Saint-Sacrement ; on donna la bénédiction. Au moment de la bénédiction, où l’on s’incline par vénération, celles qui m’avaient saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres m’appuyaient les mains sur les