Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/156

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perdre par les discours les plus artificieux. Il s’informait de la patrie, de la naissance, de l’éducation, de la fortune et du désastre de ces femmes ; il y revenait sans cesse, et ne se croyait jamais assez instruit et touché. La marquise lui faisait remarquer le progrès de ses sentiments, et lui en familiarisait le terme, sous prétexte de lui en inspirer de l’effroi. Marquis, lui disait-elle, prenez-y garde, cela vous mènera loin ; il pourrait arriver un jour que mon amitié, dont vous faites un étrange abus, ne m’excusât ni à mes yeux ni aux vôtres. Ce n’est pas que tous les jours on ne fasse de plus grandes folies. Marquis, je crains fort que vous n’obteniez cette fille qu’à des conditions qui, jusqu’à présent, n’ont pas été de votre goût.

Lorsque Mme de La Pommeraye crut le marquis bien préparé pour le succès de son dessein, elle arrangea avec les deux femmes qu’elles viendraient dîner chez elle ; et avec le marquis que pour leur donner le change, il les surprendrait en habit de campagne : ce qui fut exécuté.

On en était au second service lorsqu’on annonça le marquis. Le marquis, Mme de La Pommeraye et les deux d’Aisnon, jouèrent supérieurement l’embarras, « Madame, dit-il à Mme de La Pommeraye, j’arrive de ma terre ; il est trop tard pour aller chez moi où l’on ne m’attend que ce soir, et je me suis flatté que vous ne me refuseriez pas à dîner… » Et tout en parlant, il avait pris une chaise, et s’était mis à table. On avait disposé le couvert de manière qu’il se trouvât à côté de la mère et en face de la fille. Il remercia d’un clin d’œil Mme de La Pommeraye de cette attention délicate. Après le trouble du premier instant, nos deux dévotes se rassurèrent. On causa, on fut même gai. Le marquis fut de la plus grande attention pour la mère, et de la politesse la plus réservée pour la fille. C’était un amusement secret bien plaisant pour ces trois femmes, que le scrupule du marquis à ne rien dire, à ne se rien permettre qui pût les effaroucher. Elles eurent l’inhumanité de le faire parler dévotion pendant trois heures de suite, et Mme de La Pommeraye lui disait : « Vos discours font merveilleusement l’éloge de vos parents ; les premières leçons qu’on en reçoit ne s’effacent jamais. Vous entendez toutes les subtilités de l’amour divin, comme si vous n’aviez été qu’à saint François de Sales pour toute nourriture. N’auriez-vous pas été un peu quiétiste ?