Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/170

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instant de crainte, pas le moindre signe d’incertitude, pas un remords ; je l’ai vue se prêter, sans aucune répugnance, à cette longue horreur. Tout ce qu’on a voulu d’elle, elle n’a jamais hésité à le faire ; elle va à confesse ; elle communie ; elle joue la religion et ses ministres. Elle m’a semblé aussi fausse, aussi méprisable, aussi méchante que les deux autres… Notre hôtesse, vous narrez assez bien ; mais vous n’êtes pas encore profonde dans l’art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât, il fallait lui donner de la franchise, et nous la montrer victime innocente et forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus cruels l’entraînassent, malgré qu’elle en eût, à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année ; il fallait préparer ainsi le raccommodement de cette femme avec son mari. Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un : or je vous demanderai, notre charmante hôtesse, si la fille qui complote avec deux scélérates est bien la femme suppliante que nous avons vue aux pieds de son mari ? Vous avez péché contre les règles d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Le Bossu[1].

L’hôtesse.

Je ne connais ni bossu ni droit : je vous ai dit la chose comme elle s’est passée, sans en rien omettre, sans y rien ajouter. Et qui sait ce qui se passait au fond du cœur de cette jeune fille, et si, dans les moments où elle nous paraissait agir le plus lestement, elle n’était pas secrètement dévorée de chagrin ?

Jacques.

Notre hôtesse, pour cette fois, il faut que je sois de l’avis de mon maître qui me le pardonnera, car cela m’arrive si rarement ; de son Bossu, que je ne connais point ; et de ces autres messieurs qu’il a cités, et que je ne connais pas davantage. Si Mlle Duquênoi, ci-devant la d’Aisnon, avait été une jolie enfant, il y aurait paru.

L’hôtesse.

Jolie enfant ou non, tant y a que c’est une excellente

  1. Le Bossu, auteur d’un Traité du Poëme épique, tient ici le rang auquel un goût éclairé a élevé Boileau. Les quatre poétiques sont d’Aristote, Horace, Vida et Despréaux ; l’abbé Batteaux en a donné en 1771 une édition en 2 vol. in-8o. (Br.)