Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/173

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n’avait eu d’autre maison, d’autre table que la sienne : cela vous ferait hocher de la tête ; mais elle s’était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts ; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde, par la pureté de ses mœurs : et elle s’était rabaissée sur la ligne commune. On dit d’elle, lorsqu’elle eut agréé l’hommage du marquis des Arcis : Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s’est donc faite comme une d’entre nous… Elle avait remarqué autour d’elle les souris ironiques ; elle avait entendu les plaisanteries, et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux ; elle avait avalé tout le calice de l’amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent ; elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes[1] bégueules qui affichent de l’honnêteté. Elle était vaine ; et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l’ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! lecteur, vous êtes bien léger dans vos éloges, et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c’est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas à un ressentiment d’une si longue tenue ; à un tissu de fourberies, de mensonges, qui dure près d’un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l’hôtesse. Mais vous pardonnez tout à un premier mouvement ; et je vous dirai que, si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure ; et quel inconvé-

  1. L’édition Brière met impudentes, en faisant remarquer qu’on lit imprudentes dans toutes les éditions. La copie que nous avons suivie porte bien imprudentes. Et il nous semble très-naturel de lire ainsi. Le monde n’a pas à se venger des bégueules, impudentes ou non, mais de celles qui sont assez imprudentes pour donner prise à la revanche.