Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/260

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ment cela finira ; j’ai peur qu’il ne vous trompe encore en vous détrompant. Tirez-moi, tirez-vous bien vite vous-même de cette auberge et de la compagnie de cet homme-là…

[Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu’il n’y avait ni tisane ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi-quart d’heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et continua son histoire que j’interromprai, si cela vous convient ; ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu’il n’était pas écrit là-haut, comme il le croyait, qu’il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais[1].]

Le maître, au chevalier.

« Après ce que vous m’en dites là, j’espère que vous ne les reverrez plus.

— Moi, les revoir !… Mais ce qui me désespère c’est de s’en aller sans se venger. On aura trahi, joué, bafoué, dépouillé un galant homme ; on aura abusé de la passion et de la faiblesse d’un autre galant homme, car j’ose encore me regarder comme tel, pour l’engager dans une suite d’horreurs ; on aura exposé deux amis à se haïr et peut-être à s’entr’égorger, car enfin, mon cher, convenez que, si vous eussiez découvert mon indigne menée, vous êtes brave, vous en eussiez peut-être conçu un tel ressentiment…

— Non, cela n’aurait pas été jusque-là. Et pourquoi donc ? Et pour qui ? pour une faute que personne ne saurait se répondre de ne pas commettre ? Est-ce ma femme ? Et quand elle le serait ? Est-ce ma fille ? Non, c’est une petite gueuse ; et vous croyez que pour une petite gueuse… Allons, mon ami, laissons cela et buvons. Agathe est jeune, vive, blanche, grasse, potelée ; ce sont les chairs les plus fermes, n’est-ce pas ? et la peau la plus douce ? La jouissance en doit être délicieuse, et j’imagine que vous étiez assez heureux entre ses bras pour ne guère penser à vos amis.

— Il est certain que si les charmes de la personne et le plaisir pouvaient atténuer la faute, personne sous le ciel ne serait moins coupable que moi.

— Ah çà, chevalier, je reviens sur mes pas ; je retire mon indulgence, et je veux mettre une condition à l’oubli de votre trahison.

  1. Le passage renfermé entre deux crochets ne se trouve pas dans l’édition originale. (Br.) — Il manque en effet à notre copie.