Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/277

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le maître.

Non. Et toi, que devines-tu ?

Jacques.

Je devine que ce sot, orgueilleux, fainéant animal est un habitant de la ville, qui, fier de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue ; et pour vous dire tout, en un mot, que c’est votre cheval, le symbole de Jacques que voilà, et de tant d’autres lâches coquins comme lui, qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée dans la capitale, et qui aimeraient mieux mendier leur pain dans les rues, ou mourir de faim, que de retourner à l’agriculture, le plus utile et le plus honorable des métiers.

Le maître se mit à rire ; et Jacques, s’adressant au laboureur qui ne l’entendait pas, disait : « Pauvre diable, touche, touche tant que tu voudras : il a pris son pli, et tu useras plus d’une mèche à ton fouet, avant que d’inspirer à ce maraud-là un peu de véritable dignité et quelque goût pour le travail… » Le maître continuait de rire. Jacques, moitié d’impatience, moitié de pitié, se lève, s’avance vers le laboureur, et n’a pas fait deux cents pas que, se retournant vers son maître, il se met à crier : « Monsieur, arrivez, arrivez ; c’est votre cheval, c’est votre cheval. »

Ce l’était en effet. À peine l’animal eut-il reconnu Jacques et son maître, qu’il se releva de lui-même, secoua sa crinière, hennit ; se cabra, et approcha tendrement son museau du mufle de son camarade. Cependant Jacques, indigné, disait entre ses dents : « Gredin, vaurien, paresseux, à quoi tient-il que je ne te donne vingt coups de botte ?… » Son maître, au contraire, le baisait, lui passait une main sur le flanc, lui frappait doucement la croupe de l’autre et, pleurant presque de joie, s’écriait : « Mon cheval, mon pauvre cheval je te retrouve donc ! »

Le laboureur n’entendait rien à cela. « Je vois messieurs, leur dit-il, que ce cheval vous a appartenu ; mais je ne l’en possède pas moins légitimement ; je l’ai acheté à la dernière foire. Si vous vouliez le reprendre pour les deux tiers de ce qu’il m’a coûté, vous me rendriez un grand service, car je n’en puis rien faire. Lorsqu’il faut le sortir de l’écurie, c’est le diable ; lorsqu’il faut l’atteler, c’est pis encore ; lorsqu’il est arrivé sur le champ, il se couche, et il se laisserait plutôt