Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/36

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— Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d’accoucher ?

— Assurément !

— Plains-tu les femmes en mal d’enfant ?

— Beaucoup.

— Tu plains donc quelquefois un autre que toi ?

— Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s’arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu’on ne fait pas cela sans souffrir ; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas : je ne sais ce que c’est, Dieu merci ! Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l’histoire de mon genou, qui est devenu le[1] vôtre par votre chute…

Le maître.

Non, Jacques ; l’histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés.

Jacques.

Me voilà pansé, un peu soulagé, le chirurgien parti, et mes hôtes retirés et couchés. Leur chambre n’était séparée de la mienne que par des planches à claire-voie sur lesquelles on avait collé du papier gris, et sur ce papier quelques images enluminées. Je ne dormais pas, et j’entendis la femme qui disait à son mari : « Laissez-moi, je n’ai pas envie de rire. Un pauvre malheureux qui se meurt à notre porte !…

— Femme, tu me diras tout cela après.

— Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lève. Cela ne me fera-t-il pas bien aise, lorsque j’ai le cœur gros ?

— Oh ! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.

— Ce n’est pas pour se faire prier, mais c’est que vous êtes quelquefois d’un dur !… c’est que… c’est que… »

Après une assez courte pause, le mari prit la parole et dit : « Là, femme, conviens donc à présent que, par une compassion déplacée, tu nous as mis dans un embarras dont il est presque impossible de se tirer. L’année est mauvaise ; à peine pouvons-

  1. Nous rétablissons le, d’après la copie. Ce n’est point à histoire, mais à genou que se rapporte cet article, comme, dans la réponse, miennes se rapporte à amours.