Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/457

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Quelqu’un disait : Telle est la sagesse du gouvernement chinois, que les vainqueurs se sont toujours soumis à la législation des vaincus. Les Tartares ont dépouillé leurs mœurs pour prendre celles de leurs esclaves. Quelle folie, disait un autre, que d’attribuer un effet général et commun à une cause aussi extraordinaire ! N’est-il pas dans la nature que les grandes masses fassent la loi aux petites ? Eh bien, c’est par une conséquence de ce principe si simple, que l’invasion de la Chine n’a rien changé ni à ses lois, ni à ses coutumes, ni à ses usages. Les Tartares répandus dans l’empire le plus peuplé de la terre, s’y trouvaient dans un rapport moindre que celui d’un à soixante mille. Ainsi, pour qu’il en arrivât autrement qu’il n’en est arrivé, il eût fallu qu’un Tartare prévalût sur soixante mille Chinois. Concevez-vous que cela fût possible ? Laissez donc là cette preuve de la prétendue sagesse du gouvernement de la Chine. Ce gouvernement eût été plus extravagant que les nôtres, que la poignée des vainqueurs s’y seraient conformés. Les mœurs de ce vaste empire auraient été moins encore altérées par les mœurs des Tartares que les eaux de la Seine ne le sont, après un violent orage, de toutes les ordures que les ruisseaux de nos rues y conduisent. Et puis ces Tartares n’avaient ni lois, ni mœurs, ni coutumes, ni usages fixes. Quelle merveille qu’ils aient adopté les institutions qu’ils trouvaient tout établies, bonnes ou mauvaises !


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Ce qui constitue essentiellement un état démocratique, c’est le concert des volontés. De là l’impossibilité d’une grande démocratie, et l’atrocité des lois dans les petites aristocraties. Là, on rompt le concert des volontés qui se touchent, en les isolant par la terreur ; on établit entre les citoyens une distance morale équivalente pour les effets à une distance physique ; et cette distance morale s’établit par un inquisiteur civil qui rôde perpétuellement entre les individus, la hache levée sur le cou de quiconque osera dire ou du bien ou du mal de l’administration. Le grand crime dans ces pays est la satire ou l’éloge du gouvernement. Le sénateur de Venise, caché derrière une grille, dit à son sujet : « Qui es-tu, pour oser approuver notre con-