Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/47

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La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs : « Tenez, lui dit-il, en lui jetant l’écu, voilà le prix de vos services ; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous ? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval et de retourner à ton maître. »

Jacques salua le magistrat et s’éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même : « L’effrontée, la coquine ! il était donc écrit là-haut qu’un autre coucherait avec elle, et que Jacques paierait !… Allons, Jacques, console-toi ; n’es-tu pas trop heureux d’avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu’il t’en ait si peu coûté ? »

Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s’était faite à l’entrée de la maison du magistrat ; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l’heure qu’il était ; puis il piqua des deux son cheval, qui n’y était pas fait, et qui n’en partit qu’avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie ; car il trouvait autant d’inconvénient à l’arrêter quand il galopait, qu’à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène : et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l’approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s’était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l’ai dit. Alors le cheval tenait à la bride ; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n’y tenait plus[1]. Un fripon s’était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l’animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut : « Arrive, arrive, maroufle ! je te vais… » Là, il se mit à bâiller d’une aune.

— Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval ?

— Mon cheval ?

— Oui, votre cheval… »

  1. Variante : « N’y était plus. »