Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/76

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À peine furent-ils séparés, qu’ils sentirent le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre ; ils tombèrent dans une mélancolie profonde. Mon capitaine demanda un congé de semestre pour aller prendre l’air natal ; mais à deux lieues de la garnison, il vend son cheval, se déguise en paysan et s’achemine vers la place que son ami commandait. Il paraît que c’était une démarche concertée entre eux. Il arrive… Va donc où tu voudras ! Y a-t-il encore là quelque gibet qu’il te plaise de visiter ?… Riez bien, monsieur ; cela est en effet très plaisant… Il arrive ; mais il était écrit là-haut que, quelques précautions qu’ils prissent pour cacher la satisfaction qu’ils avaient de se revoir et ne s’aborder qu’avec les marques extérieures de la subordination d’un paysan à un commandant de place, des soldats, quelques officiers qui se rencontreraient par hasard à leur entrevue et qui seraient instruits de leur aventure, prendraient des soupçons et iraient prévenir le major de la place.

Celui-ci, homme prudent, sourit de l’avis, mais ne laissa pas d’y attacher toute l’importance qu’il méritait. Il mit des espions autour du commandant. Leur premier rapport fut que le commandant sortait peu, et que le paysan ne sortait point du tout. Il était impossible que ces deux hommes vécussent ensemble huit jours de suite, sans que leur étrange manie les reprît ; ce qui ne manqua pas d’arriver.


Vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant ; il ne tiendrait qu’à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d’assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes ou les cavaliers de maréchaussée avec le reste de leur cortège, d’interrompre l’histoire du capitaine de Jacques et de vous impatienter à mon aise ; mais pour cela, il faudrait mentir, et je n’aime pas le mensonge, à moins qu’il ne soit utile et forcé. Le fait est que Jacques et son maître ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, toujours inquiet de l’allure de son cheval, continua son récit :


Un jour, les espions rapportèrent au major qu’il y avait eu une contestation fort vive entre le commandant et le paysan ; qu’ensuite ils étaient sortis, le paysan marchant le premier, le commandant ne le suivant qu’à regret, et qu’ils étaient entrés chez un banquier de la ville, où ils étaient encore.