Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/159

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cette ennuyeuse, impertinente et triste famille, toute cette clique maussade de Crancey, et je marie ma fille demain.

Madame de Chepy.

Je connais peu les Crancey, mais ils passent pour les meilleures gens du monde.

Madame de Vertillac.

Qui le leur dispute ? Je commence à vieillir, et je me flattais de passer le reste de mes jours avec des gens aimables, et me voilà condamnée à entendre un vieux grand-père radoter des siéges et des batailles ; une belle-mère m’excéder de la litanie des grandes passions qu’elle a inspirées, sans en avoir jamais partagé aucune, cela va sans dire ; et du matin au soir deux fanatiques bigotes de sœurs se haïr, s’injurier, s’arracher les yeux sur des questions de religion auxquelles elles ne comprennent pas plus que leurs chiens ; et puis un grand benêt de magistrat, plein de morgue, idolâtre de sa figure, qui vous raconte, en tirant son jabot et ses manchettes et en grasseyant, des histoires de la ville et du palais qui m’intéresseront encore moins que lui. Et vous me croyez femme à supporter le ton familier et goguenard de son frère le militaire ? Point d’assemblées, point de bal. Je gage qu’on n’use pas là deux sixains de cartes dans toute une année. Tenez, mon amie, la seule pensée de cette vie et de ces personnages me fait soulever le cœur.

Madame de Chepy.

Mais il s’agit du bonheur de votre fille.

Madame de Vertillac.

Et du mien aussi, ne vous déplaise.

Madame de Chepy.

Et vous avez pensé que votre fille perdrait ici sa passion ?

Madame de Vertillac.

Je m’attends bien qu’ils s’écriront, qu’ils se jureront une constance éternelle, et que ces belles protestations iront et reviendront par la poste un mois, deux mois, mettons un an ; mais l’amour ne tient pas contre l’absence. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il se présentera un homme aimable qu’on rebutera d’abord, qui me conviendra et qui finira par lui convenir.