Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/387

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LE PREMIER

Il est vrai ; et c’est là peut-être un des obstacles insurmontables à l’excellence d’un spectacle. Il faut s’être promené de longues années sur les planches, et le rôle exige quelquefois la première jeunesse. S’il s’est trouvé une actrice de dix-sept ans, capable du rôle de Monime, de Didon, de Pulchérie, d’Hermione, c’est un prodige qu’on ne reverra plus[1]. Cependant un vieux comédien n’est ridicule que quand les forces l’ont tout à fait abandonné, ou que la supériorité de son jeu ne sauve pas le contraste de sa vieillesse et de son rôle. Il en est au théâtre comme dans la société, où l’on ne reproche la galanterie à une femme que quand elle n’a ni assez de talents, ni assez d’autres vertus pour couvrir un vice.

De nos jours, la Clairon et Mole ont, en débutant, joué à peu près comme des automates, ensuite ils se sont montrés de vrais comédiens. Comment cela s’est-il fait ? Est-ce que l’âme, la sensibilité, les entrailles leur sont venues à mesure qu’ils avançaient en âge ?

Il n’y a qu’un moment, après dix ans d’absence du théâtre, la Clairon voulut y reparaître ; si elle joua médiocrement, est-ce qu’elle avait perdu son âme, sa sensibilité, ses entrailles ? Aucunement ; mais bien la mémoire de ses rôles. J’en appelle à l’avenir.

LE SECOND

Quoi, vous croyez qu’elle nous reviendra ?

LE PREMIER

Ou qu’elle périra d’ennui ; car que voulez-vous qu’on mette à la place de l’applaudissement public et d’une grande passion ? Si cet acteur, si cette actrice étaient profondément pénétrés, comme on le suppose, dites-moi si l’un penserait à jeter un coup d’œil sur les loges, l’autre à diriger un sourire vers la coulisse, presque tous à parler au parterre, et si l’on irait aux foyers interrompre les ris immodérés d’un troisième, et l’avertir qu’il est temps de venir se poignarder ?

Mais il me prend envie de vous ébaucher une scène entre

  1. Il est question ici des débuts de Mlle Raucourt, qui firent en 1772 une sensation extraordinaire. Les documents modernes prouvent qu’à cette époque on se trompait sur l’âge de la débutante, qui avait dix-neuf ans, et non dix-sept, ou même seize, comme on l’avait dit d’abord.