Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LE SECOND

On pourrait vous objecter peut-être que les pièces, tant anciennes que modernes, que vos comédiens honnêtes excluraient de leur répertoire, sont précisément celles que nous jouons en société.

LE PREMIER

Et qu’importe que nos citoyens se rabaissent à la condition des plus vils histrions ? en serait-il moins utile, en serait-il moins à souhaiter que nos comédiens s’élevassent à la condition des plus honnêtes citoyens ?

LE SECOND

La métamorphose n’est pas aisée.

LE PREMIER

Lorsque je donnai le Père de Famille, le magistrat de la police[1] m’exhorta à suivre ce genre.

LE SECOND

Pourquoi ne le fîtes-vous pas ?

LE PREMIER

C’est que n’ayant pas obtenu le succès que je m’en étais promis, et ne me flattant pas de faire beaucoup mieux, je me dégoûtai d’une carrière pour laquelle je ne me crus pas assez de talent.

LE SECOND

Et pourquoi cette pièce qui remplit aujourd’hui la salle de spectateurs avant quatre heures et demie, et que les comédiens affichent toutes les fois qu’ils ont besoin d’un millier d’écus, fut-elle si tièdement accueillie dans le commencement ?

LE PREMIER

Quelques-uns disaient que nos mœurs étaient trop factices pour s’accommoder d’un genre aussi simple, trop corrompues pour goûter un genre aussi sage.

LE SECOND

Cela n’était pas sans vraisemblance.

LE PREMIER

Mais l’expérience a bien démontré que cela n’était pas vrai, car nous ne sommes pas devenus meilleurs. D’ailleurs le vrai, l’honnête a tant d’ascendant sur nous, que si l’ouvrage d’un poète a ces deux caractères et que l’auteur ait du génie, son

  1. M. de Sartine.