Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

créature a croupi dans la fange de la débauche ; lasse de l’état le plus abject, celui de basse courtisane, elle apprend par cœur quelques rôles, elle se rend un matin chez la Clairon, comme l’esclave ancien chez l’édile ou le préteur. Celle-ci la prend par la main, lui fait faire une pirouette, la touche de sa baguette, et lui dit : « Va faire rire ou pleurer les badauds. »

Ils sont excommuniés. Ce public qui ne peut s’en passer les méprise. Ce sont des esclaves sans cesse sous la verge d’un autre esclave. Croyez-vous que les marques d’un avilissement aussi continu puissent rester sans effet, et que, sous le fardeau de l’ignominie, une âme soit assez ferme pour se tenir à la hauteur de Corneille ?

Ce despotisme que l’on exerce sur eux, ils l’exercent sur les auteurs, et je ne sais quel est le plus vil ou du comédien insolent ou de l’auteur qui le souffre.

LE SECOND

On veut être joué.

LE PREMIER

À quelque condition que ce soit. Ils sont tous las de leur métier. Donnez votre argent à la porte, et ils se lasseront de votre présence et de vos applaudissements. Suffisamment rentés par les petites loges, ils ont été sur le point de décider ou que l’auteur renoncerait à son honoraire, ou que sa pièce ne serait pas acceptée.

LE SECOND

Mais ce projet n’allait à rien moins qu’à éteindre le genre dramatique.

LE PREMIER

Qu’est-ce que cela leur fait ?

LE SECOND

Je pense qu’il vous reste peu de chose à dire.

LE PREMIER

Vous vous trompez. Il faut que je vous prenne par la main et que je vous introduise chez la Clairon[1], cette incomparable magicienne.

  1. Diderot pouvait se permettre cette fonction d’introducteur auprès de la grande comédienne. Entre autres choses qui prouvent qu’il l’approchait assez familièrement, on peut citer cette anecdote des Mémoires secrets (21 avril 1773) : « On est fâché que M. Diderot ait brûlé une certaine lettre sur l’athéisme, qu’il avait écrite à Mlle Clairon, et dont celle-ci, effrayée d’être qualifiée disciple d’une pareille doctrine, exigea le sacrifice. Il jeta le manuscrit au feu devant elle, mais on ne doute pas qu’il n’en ait conservé une copie. » Malheureusement cette copie, si elle existe, n’a point été retrouvée.