Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LE SECOND

Celle-là du moins était fière de son état.

LE PREMIER

Comme le seront toutes celles qui ont excellé. Le théâtre n’est méprisé que par ceux d’entre les acteurs que les sifflets en ont chassés. Il faut que je vous montre la Clairon dans les transports réels de sa colère. Si par hasard elle y conservait son maintien, ses accents, son action théâtrale avec tout son apprêt, avec toute son emphase, ne porteriez-vous pas vos mains sur vos côtés, et pourriez-vous contenir vos éclats ? Que m’apprenez-vous donc alors ? Ne prononcez-vous pas nettement que la sensibilité vraie et la sensibilité jouée sont deux choses fort différentes ? Vous riez de ce que vous auriez admiré au théâtre ? et pourquoi cela, s’il vous plaît ? C’est que la colère réelle de la Clairon ressemble à de la colère simulée, et que vous avez le discernement juste du masque de cette passion et de sa personne. Les images des passions au théâtre n’en sont donc pas les vraies images, ce n’en sont donc que des portraits outrés, que de grandes caricatures assujetties à des règles de convention. Or, interrogez-vous, demandez-vous à vous-même quel artiste se renfermera le plus strictement dans ces règles données ? Quel est le comédien qui saisira le mieux cette bouffissure prescrite, ou de l’homme dominé par son propre caractère, ou de l’homme né sans caractère, ou de l’homme qui s’en dépouille pour se revêtir d’un autre plus grand, plus noble, plus violent, plus élevé ? On est soi de nature ; on est un autre d’imitation ; le cœur qu’on se suppose n’est pas le cœur qu’on a. Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement ; car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas, pourvu que nous l’ignorions ?

Celui donc qui connaît le mieux et qui rend le plus parfai-