Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/37

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qu’on dit, voilà un beau turbot, voilà une belle rose, on considère d’autres qualités dans la rose et dans le turbot que celles qui sont relatives aux sens du goût et de l’odorat.

Quand je dis tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports, ou tout ce qui réveille cette idée, c’est qu’il faut bien distinguer les formes qui sont dans les objets, et la notion que j’en ai. Mon entendement ne met rien dans les choses et n’en ôte rien. Que je pense ou ne pense point à la façade du Louvre, toutes les parties qui la composent n’en ont pas moins telle ou telle forme, et tel et tel arrangement entre elles : qu’il y eût des hommes ou qu’il n’y en eût point, elle n’en serait pas moins belle, mais seulement pour des êtres possibles constitués de corps et d’esprit comme nous ; car, pour d’autres, elle pourrait n’être ni belle ni laide, ou même être laide. D’où il s’ensuit que, quoiqu’il n’y ait point de beau absolu, il y a deux sortes de beau par rapport à nous, un beau réel, et un beau aperçu.

Quand je dis, tout ce qui réveille en nous l’idée de rapports, je n’entends pas que, pour appeler un être beau, il faille apprécier quelle est la sorte de rapports qui y règne ; je n’exige pas que celui qui voit un morceau d’architecture soit en état d’assurer ce que l’architecte même peut ignorer, que cette partie est à celle-là comme tel nombre est à tel nombre, ou que celui qui entend un concert sache plus quelquefois que ne sait le musicien, que tel son est à tel son dans le rapport de deux à quatre, ou de quatre à cinq. Il suffit qu’il aperçoive et sente que les membres de cette architecture, et que les sons de cette pièce de musique ont des rapports, soit entre eux, soit avec d’autres objets. C’est l’indétermination de ces rapports, la facilité de les saisir et le plaisir qui accompagne leur perception, qui ont fait imaginer que le beau était plutôt une affaire de sentiment que de raison. J’ose assurer que toutes les fois qu’un principe nous sera connu dès la plus tendre enfance, et que nous en ferons par habitude une application facile et subite aux objets placés hors de nous, nous croirons en juger par sentiment ; mais nous serons contraints d’avouer notre erreur dans toutes les occasions où la complication des rapports et la nouveauté de l’objet suspendront l’application du principe : alors le plaisir attendra, pour se faire sentir, que l’entendement ait