Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/142

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Romains ont imité les Grecs dans le poëme dont il s’agit ; mais leur délire n’est presque qu’une singerie. Allez à cinq heures sous les arbres des Tuileries ; là, vous trouverez de froids discoureurs placés parallèlement les uns à côté des autres, mesurant d’un pas égal des allées parallèles ; aussi compassés dans leurs propos que dans leur allure ; étrangers au tourment de l’âme d’un poëte, qu’ils n’éprouvèrent jamais ; et vous entendrez le dithyrambe de Pindare traité d’extravagance ; et cet aigle endormi sous le sceptre de Jupiter, qui se balance sur ses pieds, et dont les plumes frissonnent aux accents de l’harmonie, mis au rang des images puériles. Quand voit-on naître les critiques et les grammairiens ? tout juste après le siècle du génie et des productions divines. Ce siècle s’éclipse pour ne plus reparaître ; ce n’est pas que Nature, qui produit des chênes aussi grands que ceux d’autrefois, ne produise encore aujourd’hui des têtes antiques ; mais ces têtes étonnantes se rétrécissent en subissant la loi générale d’un goût pusillanime et régnant. Il n’y a qu’un moment heureux ; c’est celui où il y a assez de verve et de liberté pour être chaud, assez de jugement et de goût pour être sage. Le génie crée les beautés ; la critique remarque les défauts. Il faut de l’imagination pour l’un, du jugement pour l’autre. Si j’avais la critique à peindre, je la montrerais arrachant les plumes à Pégase, et le pliant aux allures de l’académie. Il n’est plus cet animal fougueux, qui hennit, gratte la terre du pied, se cabre et déploie ses grandes ailes ; c’est une bête de somme, la monture de l’abbé Morellet, prototype de la méthode. La discipline militaire naît quand il n’y a plus de généraux ; la méthode, quand il n’y a plus de génie.

« Cher abbé, il y a longtemps que nous conversons ; vous m’avez entendu, compris, je crois ?

— Très-bien.

— Et croyez-vous avoir entendu autre chose que des mots ?

— Assurément.

— Eh bien, vous vous trompez ; vous n’avez entendu que des mots, et rien que des mots. Il n’y a dans un discours que des expressions abstraites qui désignent des idées, des vues plus ou moins générales de l’esprit, et des expressions représentatives qui désignent des êtres physiques. Quoi ! tandis que je parlais, vous vous occupiez de l’énumération des idées comprises sous