Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/143

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les mots abstraits ; votre imagination travaillait à se peindre la suite des images enchaînées de mon discours ; vous n’y pensez pas, cher abbé ; j’aurais été à la fin de mon oraison, que vous en seriez encore au premier mot ; à la fin de ma description, que vous n’eussiez pas esquissé la première figure de mon tableau.

— Ma foi, vous pourriez bien avoir raison.

— Si je l’ai ? j’en appelle à votre expérience. Écoutez-moi.

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie,
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;
Il a peur que le dieu dans cet affreux séjour
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux.

Boileau, traduction du Traité du Sublime de Longin, chap. vii
Homère, Iliade, liv. XX, v. 61.

Dites-moi ; vous avez vu, tandis que je récitais, les enfers, le Styx, Neptune avec son trident, Pluton s’élançant d’effroi, le centre de la terre entr’ouvert, les mortels, les dieux ? Il n’en est rien.

— Voilà un mystère bien surprenant ; car enfin, sans me rappeler d’idées, sans me peindre d’images, j’ai pourtant éprouvé toute l’impression de ce terrible et sublime morceau.

— C’est le mystère de la conversation journalière.

— Et vous m’expliquerez ce mystère ?

— Si je puis. Nous avons été enfants, il y a malheureusement longtemps, cher abbé. Dans l’enfance on nous prononçait des mots ; ces mots se fixaient dans notre mémoire, et le sens dans notre entendement, ou par une idée, ou par une image ; et cette idée ou image était accompagnée d’aversion, de haine, de plaisir, de terreur, de désir, d’indignation, de mépris ; pendant un assez grand nombre d’années, à chaque mot prononcé, l’idée ou l’image nous revenait avec la sensation qui lui était propre ; mais à la longue nous en avons usé avec les mots, comme avec les pièces de monnaie : nous ne regardons plus à l’empreinte, à la légende, au cordon, pour en connaître la valeur ; nous les donnons et nous les recevons à la forme et au poids : ainsi des mots, vous dis-je. Nous avons laissé là de côté l’idée ou l’image, pour nous en tenir au son et