Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIII.djvu/110

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lombarde, flamande et française. Vous m’arrêtez devant un ou deux tableaux au moins de chaque grand maître ; et quand on veut entrer dans tous les détails que vous exigez, on y reste des mois entiers.

Vous vous êtes trompé vous-même sur le mérite de différents maîtres connus ; l’artiste qui s’est donné la peine d’apostiller vos jugements et vos principes vous reprend de plusieurs fautes qui ne sont pas légères.

En suivant votre méthode, on n’obtiendrait pas en dix ans, en vingt ans de temps, le titre de connaisseur.

Ne serait-il pas et plus sûr et plus court de dessiner dès sa plus tendre jeunesse et de peindre ? car je vous déclare que celui qui, au sortir de devant le modèle, a tenu un ou deux ans la palette dans l’atelier de Vien et de La Grenée, en sait plus que vous et moi. Tandis que nous balbutierons devant un tableau, il l’aura, lui, vu, regardé, et jugé avec plus de célérité et de certitude.

Lorsqu’on a exposé les différents morceaux qui ont disputé le prix, tous ces enfants arrivent ; ils passent en courant devant les chevalets, et disent prestement : « Voilà le meilleur » ; il est sans exemple qu’ils se soient trompés.

Que faut-il donc faire de votre Traité de la Manière de bien juger, en Peinture ? l’acheter, le lire, le méditer, se conformer à vos préceptes, et croire que quand on s’est assujetti à tout ce que vous prescrivez, on sait très-peu de chose, et que quand on aura un tableau à acquérir, on fera très-bien d’appeler à côté de soi un artiste du premier ordre et un brocanteur honnête, s’il en est, et consommé, et cela sous peine d’être dupé de la manière la plus cruelle.

Il est difficile de bien juger de l’éloquence, plus difficile encore de bien juger de la poésie ; tout autrement d’apprécier un morceau de musique ; le jugement de la peinture est le plus difficile de tous. Songez, monsieur l’abbé, qu’après trente ans de travaux et de succès en cet art, celui qui s’avise de se passer de modèle, et de peindre de pratique, est un artiste perdu. Comment ! après de si longues années d’exercice, un maître ne peut, sans conséquence, perdre de vue la nature, et vous, qui n’avez que l’habitude de regarder ses imitations, vous prétendez le juger ! vous parlez sans cesse d’instinct et de tact, et vous ne