Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIII.djvu/112

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Pour compléter cet article sur Marc-Antoine Laugier, nous croyons devoir y joindre le suivant, tiré de la Correspondance de Grimm (15 avril 1769), qui nous paraît être de la même main. Il est antérieur au premier, la publication du livre de Laugier ayant été faite après sa mort.

Marc-Antoine Laugier, prieur commendataire de Ribaute en Languedoc, mourut ces jours passés des suites d’une fièvre maligne. C’était un homme de cinquante à soixante ans[1], d’un tempérament vigoureux ; il avait l’air de devoir faire l’épitaphe du monde. Il avait été jésuite à triple carat, c’est-à-dire qu’il avait fait le troisième et dernier vœu ; mais il remua tant qu’il trouva le secret de se faire relever de ses vœux par le pape Benoit XIV. On peut juger, par ce seul trait, que sa vie a du être fort agitée. Il eut beaucoup à souffrir des Jésuites pendant qu’il était parmi eux, et cependant on prétend qu’il lui est resté pour eux un secret penchant et un grand tonds d’attachement, comme on le remarque à tous ceux qui ont été de cette compagnie si redoutable naguère, et aujourd’hui si méprisée : c’est que le bonheur n’est point du tout un moyen d’attacher les hommes, on les lie bien plus sûrement et plus fortement par les privations et par les contrariétés. Une coquette vous dira que le moyen sur de conserver ses amants c’est de les tourmenter ; et cette maxime est d’une application plus générale et plus profondequ’on ne pense. L’abbé Laugier, pendant qu’il était jésuite, suivait la carrière de la chaire ; il prêcha à Versailles un carême qui fit du bruit. Le premier ouvrage qui le fit connaître fut un Essai sur l’Architecture ; il écrivit depuis encore un autre livre sur le même sujet. Ces deux ouvrages eurent du succès et le méritaient. Un architecte, dont le nom ne me revient pas, prétendit que l’abbé Laugier lui avait volé ses idées ; que ne les donnait-il au public, et pourquoi les confiait-il à l’abbé Laugier ? Je ne crois pas à ces accusations de plagiat ; je méprise même les gens qui les forment, et plus encore, les avocats, les faiseurs de feuilles qui les répètent. Un homme riche ne se plaint pas qu’on lui dérobe quelques écus, il n’y a que de pauvres diables qui n’ont rien à i.

  1. L’abbé Laugier était né à Manosque en 1713.