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NOTICE PRÉLIMINAIRE.

Ce procès nous fournira quelques renseignements curieux sur cette époque de la vie de Diderot ; pour le moment, nous ne voulons que faire remarquer combien peu, pécuniairement, il avait eu à se louer de l’affaire.

Nous avons déjà, sur ce point, quelques renseignements que nous a fournis Mme  de Vandeul. En voici d’autres et tirés d’une brochure de Fenouillot de Falbaire, intitulée Avis aux Gens de lettres (1770).


Tout le monde connaît ce grand monument qui vient d’être élevé chez nous à la gloire des sciences et des arts ; ce monument où toutes les connaissances humaines, enchaînées ensemble, ont été mises en dépôt, pour qu’assurées désormais de ne pas se perdre dans l’abîme des temps, elles n’eussent plus rien à redouter de la succession des siècles, ni des révolutions des empires. Eh bien, il faut que la France, il faut que l’Europe entière sache que l’Encyclopédie n’a valu que cent pistoles de rente à l’auteur célèbre qui l’a entreprise, dirigée, et surtout achevé seul ; qui y a consacré vingt-cinq années[1] de veilles et de soins. Oui, tant que son travail a duré, M. D*** n’a reçu par an qu’un modique honoraire de deux mille cinq cents livres, qui lui étaient nécessaires pour vivre, et il ne lui en reste à présent que cent pistoles de rente[2], pendant qu’il est démontré que les libraires gagnent plus de deux millions. Ils devaient pourtant n’avoir pas peur des contrefactions. Quand il faut sept à huit cent mille francs de dépense, un ouvrage n’est pas aisément contrefait : aussi celui ci ne l’a-t-il point été. L’on a tiré quatre mille deux cent cinquante exemplaires ; il n’en reste plus un seul en magasin, les souscriptions sont toutes épuisées ; et depuis deux ans ce livre est renchéri d’environ trois cents livres.

Ô vous qui vivrez quand nous ne serons plus, vous à qui l’Encyclopédie transmettra dans les siècles à venir les lumières et les connaissances du nôtre ; que ce dictionnaire des arts vous apprenne aussi quel fut chez nous le sort des gens qui les cultivèrent. Toutes les fois que vous ouvrirez cet ouvrage immortel, honorez la cendre de l’homme de génie à qui vous le devrez, et dites à vos enfants : « Il travailla pour nous, d’autres recueillirent le fruit de ses travaux. »

Après avoir élevé ce grand monument aux sciences, il fut obligé de vendre lui-même sa bibliothèque, pour donner de l’éducation à sa fille qu’il aimait tendrement et pendant ce temps-là ses libraires, enrichis par ses veilles, nageaient dans l’abondance et jouissaient d’une immense fortune !

Je rougis d’avoir été forcé d’entrer dans ces détails, et j’en demande pardon au public et à cet écrivain célèbre qui voit du même œil l’argent et les libraires. Mais il est temps enfin de déchirer les vêtements de tous les gens de lettres, pour montrer les morsures de ces sangsues attachées à leur corps, et gonflées de leur sang. Voici le moment où il faut que les auteurs se réunissent pour secouer un joug aussi honteux que tyrannique ; le moment où ils devraient tous former entre eux une société typographique, pour s’aider mutuellement dans l’impression et le débit de leurs ouvrages, et pour donner des secours aux jeunes gens qui entrent avec du talent dans la même carrière ; secours ignorés, dont ceux qui les recevront n’auront jamais à rougir, puisqu’ils ne les recevront que de leurs confrères et de leurs égaux ; et que ce ne seront proprement que des avances sur le produit futur de leurs travaux.

  1. De ces vingt-cinq années, il a passé les cinq dernières absolument enfermé dans l’imprimerie, à préparer la suite du manuscrit et à revoir les épreuves. (Note de Fenouillot de Falbaire.)
  2. Il est vrai que les libraires lui font 1,500 livres de rente, mais sur cette rente, dont le principal est de trente mille francs, il y dix mille francs de ses épargnes. (Note de Fenouillot de Falbaire.)