Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/134

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d’autres tréteaux, des prêtres qui jouent des farces d’une autre couleur et s’écrient : « Messieurs, laissez là ces misérables ; ce Polichinelle qui vous assemble là n’est qu’un sot ; » et en montrant le crucifix : « Le vrai Polichinelle, le grand Polichinelle, le voilà. »

Quelqu’un nous raconta, ce fut, je crois, le docteur Gatti, deux traits fort différents, mais qui vous feront plaisir. Il faut que vous sachiez que les sénateurs sont les esclaves les plus malheureux de leur grandeur ; ils ne peuvent s’entretenir avec aucun étranger sous peine de la vie, à moins qu’ils n’aillent s’accuser eux-mêmes et dire qu’ils ont par hasard trouvé un Français, un Anglais, un Allemand, à qui ils ont dit un mot. Entrer dans la maison d’un ambassadeur, de quelque cour que ce soit, est un crime capital.

Un sénateur aimait une femme de son rang dont il était aimé. Tous les soirs, sur le minuit, il sortait enveloppé dans son manteau, seul, sans domestique, et allait passer une ou deux heures avec elle. Il fallait pour arriver chez son amie faire un circuit, ou traverser l’hôtel de l’ambassadeur de France. L’amour ne voit point de danger, et l’amour heureux compte les moments perdus. Notre sénateur amoureux ne balança pas à prendre le plus court chemin. Il traversa plusieurs fois l’hôtel de l’ambassadeur français. Enfin il fut aperçu, dénoncé et pris. On l’interroge. D’un mot il pouvait perdre l’honneur et exposer la vie de celle qu’il aimait, et conserver la sienne : il se tut et fut décapité. Cela est bien ; mais était-il permis aussi à la femme qui l’aimait de garder le silence ?

Voici le second trait que je vous ai promis. Le président de Montesquieu et milord Chesterfield se rencontrèrent, faisant l’un et l’autre le voyage d’Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement ; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d’esprit que les Anglais, mais qu’en revanche ils n’avaient pas le sens commun. Le président convenait du fait, mais il n’y avait pas de comparaison à faire entre l’esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait ; ils étaient à Venise. Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait re-