Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/196

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partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Belle compensation ! Tel a été, tel est, tel sera dans tous les temps et chez tous les peuples l’effet d’une doctrine sur laquelle il est impossible de s’accorder et à laquelle on attachera plus d’importance qu’à sa propre vie. Un Anglais s’avisa de publier un ouvrage contre l’immortalité de l’âme ; on lui fit dans les papiers publics une réponse bien cruelle. C’était un remerciement conçu en ces termes : « Nous tous b......, catins, maq......, voleurs de grands chemins, assassins, traitants, ministres, souverains, faisons nos très-humbles remerciements à l’auteur du Traité contre l’immortalité de l’âme, de nous avoir appris que, si nous étions assez adroits pour échapper aux châtiments dans ce monde-ci, nous n’en avons point à redouter dans l’autre. »

Mais en voilà bien assez sur nos Anglais ; ma fantaisie est à présent de vous dire un mot des Espagnols. Je le tiens du baron de Gleichen, qui a été ambassadeur de Danemark à Madrid, et qui est à présent ambassadeur de Danemark en France. Nous fîmes, il y a quelque temps, chez lui un de ces dîners élégants dont je vous ai parlé quelquefois. Après ce dîner élégant pour le service, délicat pour les mets, charmant pour les propos, nous eûmes la musique la plus agréable ; après la musique la lecture des trois premiers chants d’un poëme dans le goût de l’Arioste ; après la lecture, de la musique encore, puis de la conversation et de la promenade. À propos de la littérature espagnole, pour nous en donner une idée, le baron nous fit l’analyse d’une de leurs meilleures comédies saintes qu’il avait vu représenter. Le théâtre montrait un temple, une exposition du Saint-Sacrement et tout un peuple en prière. La décoration changeait, et le théâtre montrait une foire avec des boutiques parmi lesquelles il y en avait trois dont une était la boutique de la Mort, la seconde la boutique du Péché, et entre ces deux dernières, la troisième, la boutique de Jésus-Christ. Chacun avait son enseigne ; chacun appelait les chalands ; le Péché n’en manquait pas, ni la Mort non plus ; mais le pauvre marchand Jésus se morfondait dans la sienne ; las de ne pas étrenner, l’humeur le prenait, la décoration changeait, et on le voyait armé d’un fouet avec la vierge