Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/287

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vaux, un écuyer qui les tient par la bride, et se dispose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un vigoureux Israélite qui enfonce une pique dans la tête de Goliath, qu’on voit énorme, renversé, effroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin, à gauche, des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi celles qui dansent, une espèce de bacchante, frappant du tambour, déploie, avec une grâce infinie, jambes et bras en l’air. Sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main ; l’enfant danse aussi ; mais il a le regard attaché sur l’horrible tête, et son expression est mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras élevés, en acclamation.

Ils ont dit que ce n’était pas là le sujet, et on leur a répondu qu’ils reprochaient à l’élève d’avoir du génie. Ils ont repris le char, qui n’est pas même une licence. Cochin, plus adroit, m’a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que celui qu’il avait couronné lui avait montré plus de talent ; discours d’un homme sans goût et sans bonne foi. D’autres ont avoué que le bas-relief de Millot était excellent, à la vérité ; mais que Moitte était plus habile, et on leur a demandé à quoi bon les prix si l’on jugeait la personne et non pas l’ouvrage ?

Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances. C’est qu’au moment où Millot était dépouillé par l’Académie, mais au même moment, je lisais une lettre de Falconet où il me disait : « J’ai vu chez Le Moyne un élève appelé Millot, qui m’a paru avoir du talent et de l’honnêteté ; tâchez de me l’envoyer ; je vous laisse le maître des conditions. » Je cours chez Le Moyne ; je lui fais part de ma commission. Le Moyne lève les mains au ciel, et s’écrie : « La Providence ! la Providence ! » Et moi, d’un ton bourru, je réponds : « La Providence ! la Providence ! Est-ce que tu crois que la Providence a été faite pour réparer vos sottises ! » Millot survient ; je l’invite à me venir voir. Le lendemain, il est chez moi. Ce jeune homme était défait comme après une longue maladie ; il avait les yeux gonflés et rouges ; il me disait d’un ton à me déchirer : « Après avoir été à charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans, au moment où j’espérais ! Après avoir travaillé dix-sept ans, depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit ! Ah ! monsieur ! je suis