Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/288

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perdu. Encore, si j’avais l’espérance de gagner le prix l’an qui vient ; mais rien n’est plus incertain ; il y a là un Stouf, un Foucou ! » Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette année. Je lui proposai le voyage de Russie ; il me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis. Il revint, il y a quelques jours, et voici sa réponse : « Monsieur, je suis on ne saurait plus sensible à vos offres ; j’en sens tout l’avantage ; mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter aux académiciens une occasion de réparer leur injustice ; il faut aller à Rome ou mourir ! » Et voilà, bonnes amies, comme on décourage, on désole le mérite ; comme on se déshonore soi-même et son corps ; comme on fait le malheur d’un élève et le malheur d’un autre, à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception, et comme il y a quelquefois du sang répandu.

L’Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen de l’Académie, refusa d’assister à cette délibération. Van Loo représenta qu’ils étaient tous également innocents ou coupables ; que leur code n’était pas militaire ; et qu’il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus à cribler Cochin de coups d’épée. Cochin, plus en faveur et plus envié, a supporté la plus forte partie de la haine des élèves et du blâme public.

Je lui écrivais, il y a quelques jours : « Eh bien ! vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves. Ils pourraient bien avoir tort ; mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison. Ces enfants-là ont des yeux, et ce serait pour la première fois qu’ils se seraient trompés. »

En effet, à peine les prix sont-ils exposés qu’ils sont jugés par les élèves, et qu’ils ont dit : Voilà le meilleur. J’ai appris, à cette occasion, un trait singulier de Falconet. Son fils avait concouru. Les prix étaient exposés, et celui du jeune Falconet n’était pas bon. Son père le prit par la main, et, le conduisant dans le salon, il lui dit : « Tiens, juge toi-même. » L’enfant avait la tête baissée, et ne répondait rien. Alors le père, se tournant vers les académiciens, ses confrères, leur dit : « Il a fait un sot prix, et il n’a pas le courage de le retirer. Ce n’est pas lui, messieurs, qui l’emporte, c’est moi. » Puis il mit le tableau de son fils sous son bras, et s’en alla. Ah ! si ce bourru-là, qui est