Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/374

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universel, celui que le père commun des hommes leur a donné, ne soit cette raison même dont vous dites tant de mal. Il faut au moins avouer que c’est à elle qu’il appartient de juger du choix du bâton même avec lequel tant d’aveugles se promènent ; et puis, tenez, votre maudit bâton ne leur sert qu’à s’entr’assommer les uns les autres ; c’est, ç’a été et ce sera à toute éternité le plus terrible sujet de querelle qu’il puisse y avoir entre les hommes. J’aimerais tout autant qu’ils s’en passassent. Moi qui n’en ai point, par exemple, il me semble que je n’en vais pas moins mon droit chemin, sans tomber, sans heurter les passants, et puis voilà que je vais faire le rôle de Gros-Jean qui remontre à son curé. Adieu, monsieur et cher abbé. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. J’ai pour vous les sentiments de l’estime et de l’amitié la plus vraie ; trouvez seulement l’occasion d’en faire l’essai, et vous verrez si je vous dis vrai. Encore mille pardons de vous avoir gardé votre ouvrage si longtemps. J’ai été bien tenté d’en prendre copie, cependant je ne l’ai pas fait. Il me fallait votre aveu, et je ne l’avais pas. Quand est-ce qu’on vous verra ? C’est toujours par là qu’on finit, lorsqu’une fois on vous a vu.


IV


Le 1er août 1769.

Vous avez raison, mon cher abbé ; je suis l’homme du monde le plus paresseux, mais vous êtes bien aimable et bien bon de me pardonner comme vous faites un défaut que vous n’avez pas. Je me porte à merveille, quoique je fasse tout ce qu’il faut pour venir à bout de ma santé. Je me couche tard, je me lève matin, je travaille comme si je n’avais rien fait de ma vie, que je n’eusse que vingt-cinq ans et la dot de ma fille à gagner. Je ne sais rien prendre modérément, ni la peine, ni le plaisir, et si je me laisse appeler philosophe sans rougir, c’est un sobriquet qu’ils m’ont donné et qui me restera. Mon ami, courez bien les champs, soyez sobre, faites de l’exercice, ne pensez à quoi que ce soit au monde, pas même à faire un vers aisé, quoiqu’il vous