Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/396

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priserez vous-même, et quand on a du mépris pour soi, il est rare qu’on échappe au mépris des autres. Vous voyez que pour un homme qu’on compte entre les philosophes, mes principes ne sont pas austères : c’est qu’il serait ridicule de proposer à une femme de théâtre la morale des capucines du Marais. Travaillez surtout à perfectionner votre talent ; le plus misérable état, à mon sens, est celui d’une actrice médiocre.

Je ne sais pas si les applaudissements du public sont très-flatteurs, surtout pour celle que sa naissance et son éducation avaient moins destinée à les recevoir qu’à les accorder, mais je sais que ses dédains ne doivent être que plus insupportables pour elle. Je vous ai peu entendue, mais j’ai cru vous reconnaître une grande qualité qu’on peut simuler peut-être à force d’art et d’étude, mais qui ne s’acquiert pas ; une âme qui s’aliène, qui s’affecte profondément, qui se transporte sur les lieux, qui est telle ou telle, qui voit et qui parle à tel ou tel personnage. J’ai été satisfait lorsque, au sortir d’un mouvement violent vous paraissiez revenir de fort loin et reconnaître à peine l’endroit d’où vous n’étiez pas sortie et les objets qui vous environnaient. Acquérez de la grâce et de la liberté, rendez toute votre action simple, naturelle et facile. Une des plus fortes satires de notre genre dramatique, c’est le besoin que l’acteur a du miroir. N’ayez point d’apprêt ni de miroir, connaissez la bienséance de votre rôle et n’allez point au delà. Le moins de gestes que vous pourrez ; le geste fréquent nuit à l’énergie et détruit la noblesse. C’est le visage, ce sont les yeux, c’est tout le corps qui doit avoir du mouvement et non les bras. Savoir rendre un endroit passionné, c’est presque ne rien savoir ; le poëte est pour moitié dans l’effet. Attachez-vous aux scènes tranquilles, ce sont les plus difficiles ; c’est là qu’une actrice montre du goût, de l’esprit, de la finesse, du jugement, de la délicatesse quand elle en a. Étudiez les accents des passions, chaque passion a les siens, et ils sont si puissants qu’ils me pénètrent presque sans le secours de la parole. C’est la langue primitive de la nature. Le sens d’un beau vers n’est pas à la portée de tous ; mais tous sont affectés d’un long soupir tiré douloureusement du fond des entrailles ; des bras élevés, des yeux tournés vers le ciel, des sons inarticulés, une voix faible et plaintive, voilà ce qui touche, émeut et trouble toutes