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XXIX

À NAIGEON.


Voici, mon ami, ce qu’un Genevois qui aurait de l’esprit et de la délicatesse dirait à Rousseau :

Sans doute, vous avez bien mérité d’une patrie que vous illustrez par vos talents ; il se peut que vos concitoyens ne vous aient pas rendu tous les égards qu’ils vous devaient ; mais Cimon, Thémistocle, Aristide, Miltiade ont été traités plus indignement que vous par les Athéniens, et ne se sont pas plaints. Thémistocle était presque le fondateur d’Athènes, et vous n’avez point fondé Genève. Vous n’avez pas encore, comme Miltiade, battu sur mer et sur terre le grand monarque de l’Asie ; vous n’avez ni les vertus guerrières, ni les vertus civiles de Cimon. J’avoue que vous êtes bien aussi juste qu’Aristide ; mais vous ne l’êtes pas davantage. Lorsque ces braves et glorieux citoyens ont été ignominieusement chassés de leurs maisons, de leurs villes, arrachés à leur famille, ils s’en sont allés, en souhaitant à leur patrie des hommes qui l’aimassent autant qu’eux, et qui la servissent mieux. Aucun d’eux ne s’est avisé de s’en venger, en jetant parmi ses habitants divisés un ouvrage capable de les armer les uns contre les autres, et d’ensanglanter les rues, les places publiques, les temples ! Et s’il arrivait, malheureusement pour vous, que l’ouvrage que vous venez de publier produisît cet effet, qu’il y eût un seul coup de poignard de donné, un seul de vos concitoyens d’égorgé, Rousseau, je vous connais ; vous verriez sans cesse le sang de ce citoyen couler ; le cadavre de l’infortuné serait sans cesse sous vos yeux, et vous péririez de chagrin ! Je sais bien que vous ne manquerez ni de raisons ni d’éloquence pour me prouver que Thémistocle, Aristide et Miltiade ont fait ce qu’ils devaient, et vous aussi. Je sais bien qu’il faudrait avoir toute votre fécondité et toute votre éloquence pour vous répondre : mais ce que je sens encore mieux, c’est qu’il faut bien de l’art pour faire votre apologie, et qu’il n’en