Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/511

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monsieur, après m’être jeté aux pieds de Sa Majesté Impériale, permettez que je me jette à votre cou. Je ne vous dissimulerai point que le départ de l’impératrice et votre absence de la Russie ne m’aient causé les plus vives alarmes. Je jugeais de votre cour par la nôtre, où le déplacement, la mauvaise volonté d’un commis suffisent pour embarrasser, retarder, faire échouer les projets les plus importants. Un certain Agatocles, je crois, disait qu’il était l’homme le plus puissant de la Grèce, parce qu’il disposait d’Aspasie, qui disposait de Périclès, qui disposait de la Grèce ; mais le prince de Galitzin m’a dit qu’il n’y avait ni commis ni Agatocles à redouter en Russie, et j’ai recouvré le sommeil.

Je n’ai point douté, monsieur, que vous ne reconnussiez en mon ami les lumières, l’honnêteté, le talent et les mœurs que je vous en avais promis ; et je m’attendais aux reproches obligeants que vous me faites sur Mlle  Collot. C’est qu’il y a quelques circonstances heureuses où il est possible à l’amitié d’exagérer. Au reste, et le maître et l’élève ont la tête tournée des bontés de Sa Majesté et des vôtres, et moi, je l’ai du récit qu’ils m’en ont fait.

Continuez, monsieur, de les honorer l’un et l’autre de votre protection. Le temps ne leur ôtera rien de leurs bonnes qualités ; faites qu’il ne leur ôte rien de la bienveillance du premier instant. Si Falconet exécute une grande et belle chose, comme je n’en doute pas, on devra son succès autant au repos qu’il tiendra de vous qu’à l’excellence de son talent.

Eh bien, monsieur, me voilà donc obligé en conscience de vivre cinquante ans ; bien pis, de ne plus mourir, puisque Sa Majesté Impériale m’assure à jamais un bienfait limité précédemment à la seule durée de ma vie. J’ignore de combien je puis demeurer en reste ; mais je sais que tous mes jours seront marqués par des vœux, et ces vœux, vous croyez sans doute qu’ils seront faits pour elle ; non, monsieur, ils seront tous pour le peuple qu’elle gouverne. Lorsque la Providence destine à un trône, c’est toujours un malheureux qu’elle condamne à des travaux infinis. Il n’y a presque pas une journée pure pour le père d’une si nombreuse famille. Et puis, quels redoutables engagements Catherine n’a-t-elle pas pris avec l’univers ! Il a les yeux attachés sur elle. La voilà dans la nécessité de montrer que la nature n’a fait les obstacles que pour discerner les grandes âmes des âmes communes ; et on le verra.