Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/60

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homme : mon ami, voyez combien je suis estimable ! combien je suis aimable ! estimez-moi tant qu’il vous plaira, mais gardez-vous bien de m’aimer ; et le jeune homme aurait fini par en perdre le repos, la tête et la vie.

Où j’étais ces jours derniers qu’il faisait si beau ? J’étais enfermé dans un appartement très-obscur, à m’user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications, à achever de m’hébéter pour des gens qui ne me donneront pas un verre d’eau lorsqu’ils n’auront plus besoin de moi, et qui ont dès à présent bien de la peine à garder avec moi la mesure.

Vous voilà bien fière d’avoir tremblé que miss Howe ne tombât entre les mains de l’ami Lovelace, et vous me croyez bien humilié d’avoir découvert au fond de mon cœur un sentiment aussi horrible que celui que je vous ai avoué. Affaire de goût, mon amie ; envie de compliquer le roman, et puis c’est tout. Cette fille pétulante ne fait que causer ; j’aurais voulu la voir en action. Clarisse est un agneau tombé sous la dent d’un loup, et qui n’a pour se garantir que sa pusillanimité, sa pénétration, sa prudence ; miss Howe aurait été plus le fait de Lovelace. Ces deux êtres-là se seraient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace aurait fait l’insolent, et miss Howe lui aurait arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux. Clarisse tourne ses mains contre elle-même, dans un moment de désespoir. Dans un pareil moment, où l’on n’est plus à soi, miss Howe, machinalement, d’instinct, simplement, parce qu’elle était la fille de son père et de sa mère, aurait tourné les siennes contre son persécuteur. Si les choses s’étaient faites comme je le souhaitais, Clarisse eût été sauvée. Il est fort incertain que notre sublime brigand fût venu à bout de miss Howe ; il aurait eu au moins une oreille déchirée ; et vous, trouvez-vous qu’il valait mieux que tout se passât comme il s’est passé ? À la bonne heure, j’y consens. Je n’aurais pas été fâché, pour sauver Clarisse, d’aventurer un peu son amie. J’ai pensé comme cette amie a cent fois pensé elle-même. Mes souhaits la portaient où elle était tentée d’aller. Cela ne vous convient pas ; n’en parions plus.

Tout ce que vous faites pour Morphyse est fort beau ; je le loue. Elle ne vous en chérit pas davantage ; mais vos devoirs