Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/61

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sont remplis, et vous vous en estimez plus. Et puis je ne sais si l’on n’en acquiert pas une force qu’on n’aurait pas sans cela. On craint de gâter ce qu’on a fait de bien, et l’on en supporte plus facilement l’humeur et ses bourrasques… Quand je me porte bien, je suis plaisant et gai. Je me porte mal, je digère difficilement, la vésicule du fiel est gonflée, quand je moralise. Votre sœur vous aime bien ; j’admire comme elle se prête à votre délire. Ne levons pas tout à fait ce petit rideau ; c’est bien assez d’en avoir écarté un point. Si vous saviez, mon amie, combien les discours les plus passionnés sont maussades pour ceux qui les écoutent de sang-froid ! Uranie nous voit tous deux dans la cahutte à travers les barreaux ; elle vient s’appuyer sur le trou, et causer gaiement avec nous. C’est la sagesse qui fait un tour aux Petites-Maisons, et qui dissimule aux habitants du lieu, par humanité, qu’ils sont fous. Je ne sais si elle gagne quelque chose à la folie que je vous ai donnée ; mais je suis sûr, par un grand nombre d’expériences, que je perds toujours quelque chose aux sentiments que sa présence vous inspire dans le premier moment. Si cela n’est pas, dites-moi pourquoi j’en ai fait dix fois l’observation, et cela à des intervalles très-éloignés.

Vous comptez encore sur quelques beaux jours que vous n’aurez pas. Adieu les jolies promenades ! adieu les petites causeries solitaires ! adieu la verdure des vordes. Nous avons déjà vu du feu. Hier nous allâmes voir le palais de M. d’Argenson. Le maître n’y était pas, et nous y arrivâmes au moment où un autre ministre disgracié, M. Rouillé, venait d’y expirer. Voyez la rêverie où ces circonstances ont du me jeter.

Non, ce ne sont pas des indigestions, mais des ardeurs d’entrailles que je prends, courbé des journées entières sur un bureau.

Je vous prie de demander à Uranie pourquoi elle ne crève pas les yeux à ses enfants. L’ignorance est la mère de toutes nos erreurs. Est-il bon de connaître la vérité ? Est-il bon d’aimer la vertu ? Est-il important de connaître le bien et le mal, le prix des choses de la vie, ce que l’on se doit à soi-même et aux autres ? ou vaut-il mieux errer dans les ténèbres, n’avoir aucune idée arrêtée, faire le bien par sottise, le mal sans savoir pourquoi, tomber dans le mépris, vivre sans consi-