Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Il y a quinze jours qu’il régnait dans cette maison une concorde charmante : on riait, on plaisantait, on embrassait, on se disait tout ce qui venait à la bouche ; les hommes étaient aux genoux des femmes, les amants s’en amusaient, les époux n’y prenaient pas garde. Aujourd’hui on est sérieux ; on se tient écartés les uns des autres, on se fait en entrant, en passant, en sortant, des révérences et des compliments ; on s’écoute, on ne se parle guère, parce qu’on ne sait que se dire, et qu’on n’ose se dire ce qu’on sait ; on met de l’importance à tout, parce qu’on n’est plus innocent : je vois tout cela et je péris d’ennui.

Mme Geoffrin était venue sur le midi ; elle se proposait de dîner, mais saisie tout à coup de cet ennui qui la gagnait, sans qu’elle s’en aperçût, étonnée comme l’eût été quelqu’un qui n’aurait plus reconnu les visages, s’appliquant peut-être à elle-même l’embarras des autres, elle regarde, elle se damne sur sa chaise ; elle veut être plaisante, personne ne la seconde, à peine on lui sourit ; elle se tait, fait des nœuds, bâille une fois ou deux, se lève et s’en va. Et l’abbé Follet qui lui crie : « Madame, vous nous quittez ? » Et elle qui lui répond : « Il n’y a personne aujourd’hui, une autre fois je reviendrai. » Adieu nos jolis soupers des lundis. Ceux qui ne savent pas encore le mot de l’énigme se parlent à l’oreille et se demandent qu’est-ce qu’il y a de nouveau ici. Dans quinzaine ils le sauront, et Dieu sait ce qu’ils en diront eux et les autres. J’entends tous les propos d’avance, et je m’en afflige.

M. Suard revient après-demain de la Briche ; je suis curieux de la mine qu’il en rapportera : allongée, tout est dit ; gaie, tout est encore dit. Uranie, qu’en dites-vous ? J’ai de la peine à croire qu’on soit bien fait pour l’amitié, quand on n’est point fait pour la tendresse ; sait-on aimer un homme quand on ne sait pas connaître la misérable condition des femmes, et prendre sur soi les soins si délicats et si doux d’en consoler une au moins ?

Ma huitième ! vous vous trompez, chère amie, c’est la neuvième, ou il y en a une d’égarée ; comptez bien ; voici ma douzième lettre. Un mot de réponse là-dessus ; il y a dans ces lettres tant de choses que je n’écris que pour mon amie, que j’ignore pour le reste de la terre !