Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/114

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Il est de la santé la plus délicate, il a sur les joues la pâleur incarnate du poitrinaire. L’entreprise sera longue et pénible ; il le sent, il le craint ; il ne demande qu’autant de vie qu’il en faut pour achever. Cet homme aura à peine le temps de recueillir l’éloge de ses contemporains, s’il l’a. Est-ce là ce qui le séduit ? La véritable folie, ce serait de s’immoler, de se consumer pour entendre crier : Oh ! que cela est beau ! et passer. Ce n’est pas là ce qui soutient Thomas ; c’est, pendant toute la durée de son travail, mon éloge qu’il fait bien de saisir par anticipation, car il pourrait aisément ne pas l’obtenir autrement. À chaque beau morceau qu’il produit, il me voit, et il dit : Quel plaisir cela va faire à Diderot, à Voltaire, à Marmontel !… Je suis la postérité relativement au moment de son transport. Mais il faut l’entendre lui-même, lorsqu’il compare le temps que son ouvrage exige avec la courte durée qu’il s’accorde ; vous verriez si l’espoir d’exposer aux siècles à venir son buste à côté de celui d’Homère et de Virgile n’est rien pour lui ; vous verriez s’il ne consentirait pas, à cette condition, d’expirer en mesurant le dernier hémistiche de son poëme ; il veut en mourant être compté parmi les sept à huit génies rares que la nature a produits depuis la création du monde ; il veut laisser un grand nom.

Je n’ai point esquivé par adresse les flammes de la bibliothèque d’Alexandrie ? C’était un épouvantail à présenter à ceux qui y ont péri, mais non pas à nous. La foudre tombera quelque jour sur la Bibliothèque royale. Un jour les tourbillons de la fumée et du feu disperseront dans les airs les cendres et les feuillets à demi brûlés des anciens et des modernes qu’on y a rassemblés. Tant pis pour le public, la nation, le monarque ; mais Homère, Virgile, Corneille, Racine, Voltaire, n’en souffriront rien. Ils continueront d’être lus en cent lieux de la terre, au moment même de l’incendie. Il ne faut à présent, grâce au progrès de l’esprit humain et à l’art de Fournier, rien moins qu’un déluge universel, une déflagration générale pour détruire ce qui vaut la peine d’être conservé.

Et pourquoi vouliez-vous que je répondisse à votre émulation machinale, à votre engagement de l’ouvrage avec l’ouvrier ? Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité est souvent préexistant dans l’homme à cet engagement. D’ailleurs