Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/115

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je ne nie point la force et la réalité de ces motifs ; mais je dis que si le poëme de Thomas devait périr au même instant que lui, il ne le ferait point, et c’est d’après lui que je parle. Je demande quelle était la pensée et la consolation de Milton cherchant à Londres un imprimeur qui voulut bien risquer vingt guinées à la première édition de son poëme, et ne le trouvant point ; je demande ce que ce génie étonnant se disait à lui-même lorsque la nation se taisait, ce qu’il disait à son imprimeur lorsque celui-ci se plaignait que tout le poëme restait en pile dans le magasin ; ce qu’il pensait lorsqu’il voyait ces piles sortir du magasin et passer sous sa fenêtre pour aller chez le cartonnier, et Dieu, et Satan, et les anges, et l’Enfer, et le Paradis jetés dans le pourrissoir ? Il en appelait à Addison qui ne devait être que longtemps après, et il avait raison. Addison est tout homme de goût, et il ne pouvait manquer de paraître.

Encore une fois, il y a mille circonstances où il ne reste à l’homme généreux, à l’artiste malheureux que la conscience d’avoir bien fait ou de bien faire, et l’espoir d’un avenir plus juste que le présent. Fondez ensemble les âmes de Cicéron, de Démosthène, d’Eschine et de Carnéade pour anéantir dans l’homme ce sentiment, on s’amusera ou l’on s’indignera de l’éloquence du rhéteur, mais le sentiment restera. C’est la nature que vous poursuivez à coups de fourche. Plus ce sentiment est isolé, plus l’action nous paraît grande et belle, plus l’âme humaine nous étonne. Mon ami, vous ne voyez que les petites jalousies du tripot académique. Laissez cela ; voyez en vous. Placez-vous devant votre ouvrage quand il est fini, et surtout que vous en avez assez du suffrage de vos contemporains.

Laissez-moi en repos, vous dis-je, avec votre petit et mesquin qu’en dira-t-on ? Le vrai qu’en dira-t-on, c’est le mien. Je ne demande pas seulement qu’en dira-t-on demain et après, mais qu’en dira-t-on dans cent ans ? Parbleu, si votre qu’en dira-t-on demain peut exalter le génie, apparemment que mon qu’en dira-t-on demain et dans vingt siècles ne le déprimera pas. Plus j’embrasse d’espace, plus j’appelle de juges, plus je suis convaincu de la perfectibilité et de l’homme et de ses ouvrages ; plus la tâche que je m’impose est forte. J’ai le même tribunal que vous ; et je m’en suis fait un autre plus sévère encore que celui-ci. Il n’y a point de cause sans effet. Je porte