Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/122

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qu’elle fût muette, il faudrait que les chefs-d’œuvre et des artistes, et des philosophes, et des poètes, et des orateurs, et des historiens, périssent en un moment ; supposition impossible.

Vous m’objectez les bons ouvrages détruits et les mauvais épargnés par le temps, et vous ne vous apercevez pas que cette réflexion ne prouve qu’une chose : c’est l’intérêt que l’artiste peut avoir à ne laisser après lui aucune production médiocre, et combien cet intérêt est naturel et légitime. Il est juste, il est naturel qu’il craigne qu’on oppose un morceau défectueux à l’éloge écrit des contemporains, et que l’envie ne fasse d’une pierre deux coups, et la satire de l’artiste et celle du panégyriste. Le vrai panégyriste de Turenne, c’est Montécuculli ; de Frédéric, c’est Daun.

Malgré moi, je prends intérêt à mon siècle ; et à l’aspect d’une belle chose, je sens qu’elle distingue l’âge où je vis. Je suis, et nous sommes tous comme le souffleur de l’orgue qui disait : « Aujourd’hui nous avons été sublimes. » L’honneur du siècle est un loyer que je partagerai sans qu’il m’en ait coûté, c’est ce sentiment secret qui émousse un peu la pointe de l’envie que l’homme ordinaire porte à l’homme de génie. Mais si j’aime les grands hommes qui m’entourent par la seule pensée qu’ils recommanderont mon siècle aux siècles à venir, pourquoi ces grands hommes mêmes ne se complairaient-ils pas dans la même pensée ? Pourquoi leur en disputerais-je le droit ?

Le présent est un point indivisible qui coupe en deux la longueur de la ligne infinie. Il est impossible de rester sur ce point et de glisser doucement avec lui, sans tourner la tête en arrière ou regarder en avant. Plus l’homme remonte en arrière, et plus il s’élance en avant, plus il est grand.

Je dirais à l’historien du siècle : Si tu veux louer dignement Frédéric, agrandis tant que tu pourras les généraux qu’il a vaincus, donne cent coudées de haut à Daun.

Ne dédaignez pas mes deux lignes. Ces deux lignes resteront. Le temps anéantira tout, excepté ce que j’écris. S’il est important que l’artiste ne laisse subsister aucune production médiocre, qu’on oppose au témoignage du littérateur ; il ne l’est pas moins que le littérateur soit éclairé, soit juste.

Ah ! si je pouvais arracher de Racine l’Alexandre et les Frères ennemis ! Si je pouvais réduire tout Corneille à huit ou