Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/132

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éternels le récit de leurs actions ? Est-ce pour les morts que cela se fait ? Non, c’est aux vivants qu’on s’adresse. On leur dit : « Si tu fais ainsi, voilà les honneurs qui t’attendent. Tu serviras d’exemple à ceux qui te succéderont, comme ils en ont servi à ceux qui leur ont succédé. Nous ne serons pas plus ingrats envers toi qu’envers eux ; méprise la vie, aime la mort. »

La belle liste de héros que l’abbaye de Westminster a créés ! Combien ces statues qui peuplaient toute la Grèce ont fait égorger de citoyens ! Alexandre pleura sur le tombeau d’Achille. Je ne vois de toute part que des hommes qui s’immolent aux pieds de mes deux fantômes.

Comment se fait-il, s’il vous plaît, que l’histoire, où l’on voit à chaque ligne le crime heureux à côté de la vertu opprimée, la médiocrité récompensée à côté du talent persécuté, l’ignorance sous la pourpre, le génie sous des haillons, le mensonge honoré, la vérité dans les fers, ne soit pas la plus funeste des lectures ? Si le jugement de la postérité n’était rien, tout homme sensé dirait à l’historien : « Vous parlez à merveille, mais à quoi me serviront vos éloges, quand j’aurai beaucoup souffert et que je ne serai plus ? Je vois qu’on en use fort honnêtement avec les morts ; mais je vis et je veux vivre heureux, si je puis ; et je suis presque sûr de mon fait, en méritant vos exécrations que je n’entendrai pas. »

Si l’on me demandait lequel des deux je préférerais, ou d’obtenir ou de mériter une statue ; d’après l’expérience des siècles passés, il serait peut-être sage de répondre : Ni l’un, ni l’autre. — Mais il faut opter. — J’aime mieux la mériter. — Et si tu la mérites, te flatterait-il de l’obtenir après ta mort ? — Sans doute. Qui est-ce qui peut être indifférent à l’espérance, à la pensée d’avoir son buste à côté de celui de Phocion ? Vous prétendez que si votre Démosthène était chargé de votre cause, il la mettrait hors de réplique ; je vous jure, mon Phidias, que je ne la plaiderais pas mieux que vous. Vous avez le raisonnement, le style, l’esprit, la logique, l’ironie, la réticence, la subtilité, la raison, le sophisme, les grands mouvements, les figures hardies, quand vous voulez ; que faut-il de plus pour être éloquent ? Mais ce serait bien le plus grand abus possible de l’éloquence ; et pourquoi m’amuserais-je à briser