Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/163

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qu’il n’en reste pas une pièce qui atteste à l’avenir mon habileté, non omnis moriar[1]. Je suis immortalisé, je vivrai dans la mémoire des hommes aussi longtemps que la ligne du poëte classique ; et le temps ne peut rien sur cette ligne. Pigalle raisonnera bien[2].

Dire que les ouvrages du sculpteur sont plus exposés aux injures du temps, c’est avouer que le sculpteur en est d’autant plus intéressé à la ligne impérissable de l’homme de lettres[3].

Pourquoi ôter à l’artiste persécuté son unique consolation, l’appel à la postérité ? Pourquoi ôter au persécuteur la terreur de ce tribunal[4] » ?

Il n’y a point de contradiction à se promettre l’éternelle vision béatifique dans les cieux, et une mémoire impérissable sur la terre. On peut être récompensé de Dieu et admiré des hommes : malheureusement l’une de ces sublimes attentes laisse peu de valeur à l’autre[5].

  1. Horat., Od. xxx, lib. III.
  2. « Quelque plaisir qu’il y ait à voir son nom dans un hémistiche du poëte, Pigalle raisonnera autrement ; il dira, s’il aime à vivre dans les siècles : Un bras, une jambe de mon Citoyen ; la tête de mon Mercure, échappés aux ravages des temps, démontreront bien autrement qu’un hémistiche, fût-il d’Homère, comment j’étudiais mes ouvrages. Interrogez Apelles et Agasias, demandez au premier s’il préfère les lignes de Pline à l’existence de son meilleur tableau. Demandez si son Gladiateur serait mieux dans Pline que dans la ville de Borghèse ? Ce n’est point aller à la postérité que d’y passer par un nom seulement ou par un éloge dans un livre, il faut des ouvrages ou des débris d’ouvrages quand on est littérateur, poëte, artiste, etc. Comparez l’idée que vous avez du poëte dont l’ouvrage est perdu, et le nom conservé, à l’idée du poëte que vous lisez. La statue dont je vous parle vous frappe-t-elle comme celle que vous voyez ? »
  3. « Vous venez de voir comme il est intéressé. »
  4. « Celui qui a dit : Traité comme les hommes persécutés et désespérés qui réclament la postérité, je serais comme eux peut-être ; celui-là ôte-t-il à l’artiste son unique consolation ? Pour le persécuteur, c’est un méchant ; nous lui appliquerons l’oderunt peccare mali formidine pœnæ*.
    * Imitation de ces deux vers d’Horace :
    Oderunt peccare boni virtutis amore ;
    Tu nihil admittes in te formidine pœnæ.
    Epist. xvi, lib. I.
  5. « J’ai cru qu’on ne pouvait servir ces deux maîtres à la fois ; vous n’êtes pas de mon avis, à la bonne heure. Pour moi, j’ai de la peine à croire qu’un bon logicien puisse diriger en même temps ses vœux vers la béatitude éternelle et vers la postérité. Mais on peut, dites-vous, être récompensé de Dieu et admiré des hommes : où ai-je dit le contraire ? Vous êtes à côté. »