Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/183

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Mais vous avouez que Fontenelle était conséquent et que vous n’avez pas le courage de l’être. Qu’est-ce qu’un sentiment qui, bien poussé, conduit à une atrocité qu’on n’évite que par une inconséquence ?

Les révérences faites à l’avenir sont plaisantes ; les révérences faites au présent ne le sont pas moins ; d’où il s’ensuit que la plaisanterie ne prouve rien.

On est soi-même, dans l’un ou l’autre cas, l’objet éloigné de cette courtoisie ; mais n’est-ce pas le cas même de celui qui donne sa vie ? rien à dire de cet égoïsme, il est dans la nature[1].

Si vous me promettiez de ne point confondre celui qui brave la postérité avec celui qui la respecte, je vous défierais de me citer une seule action répréhensible que ce sentiment ait produite, et je m’engagerais à vous en citer mille d’héroïques qui n’auraient jamais été produites sans lui[2].

Dans les mille actions héroïques que vous me citeriez, vous

  1. « Je me suis relu ; j’ai trouvé l’endroit assez fort, assez sérieux et point plaisant, pour vous surtout ; aussi y répondez-vous sérieusement, si c’est répondre que de dire : l’une et l’autre courtoisie a soi-même pour objet. Je l’avais dit, ce me semble, assez nettement, aussi bien que vous. »
  2. « Je n’ai aucun intérêt à vous citer des actions répréhensibles faites en vue de la postérité ; ce n’est pas de cela dont il s’agit entre nous. Mais puisque vous en voulez voir quelques-unes faites sans intention de la braver, on peut vous satisfaire. Nabonassar détruisit toutes les antiquités babyloniennes, afin que l’histoire ne datât plus que de son ère et par son nom.

    « Ghi-Hoangti, empereur de la Chine, fit dans la même vue brûler tous les livres qu’il put découvrir. Voilà deux hommes qui ont de la folie, de la sotte vanité, et nul mépris pour la postérité qu’ils font dépositaire de leur nom. La mémoire du Chinois fut exécrée sans doute. Mais qu’est-ce que cela fait à l’opinion qu’il avait de la postérité ? Lui et Nabonassar disaient : postérité, ne m’abandonne jamais ! Ils étaient inconséquents et ne s’en apercevaient pas. Omar, qui chauffa pendant six mois les bains publics avec la bibliothèque d’Alexandrie, ne méprisait pas la postérité. C’était un dévot politique, enthousiaste et barbare qui feignait de sacrifier à Dieu les œuvres du diable. Cet acte répréhensible lui valait l’applaudissement des croyants contemporains ; il goûtait d’avance celui des croyants à venir. Pourquoi n’aurait-il pas dit tous les matins : Ô postérité sainte et sacrée, ne m’abandonne jamais ! Et ce vil sénat qui ordonna le magnifique tombeau de l’insolent esclave de Claude, ce vil sénat, ne s’adressait-il pas à la postérité ; disait-il : je m’en f… en gravant sur l’airain son impertinent décret, et le plaçant à côté de la statue de César ?

    « Si vous n’êtes pas content de ces acteurs, voici un rôle de femme. Vous connaissez Thaïs, une des maîtresses d’Alexandre. La postérité seule, oui, mon ami, le respect pour la postérité lui fit brûler la ville de Persépolis*. Elle y mit elle-même le feu en présence et devant les yeux d’un tel prince comme Alexandre, à cette fin qu’on pût dire au temps à venir que les femmes suivant son camp avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits par le passé que n’avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oncques ni par mer, ni par terre.

    « Si jamais une mauvaise action s’est faite par le désir de la gloire et par le respect de la postérité, c’est assurément celle-ci. Je n’y pensais pas, pourquoi m’avez-vous défié ? »

    * Plutarque, Vie d’Alexandre, chap. lii.