Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/210

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m’en feriez bien davantage de me montrer comment un artiste qui emprunte de l’historien ou du poëte ses personnages perd son mérite, surtout d’après vos principes. Virgile a fait dire à Neptune :


Quos ego…, sed motos præstat componere fluctus[1] !


Combien n’en a-t-on pas fait de tableaux et qui n’en sont pas moins estimés[2] !

Un beau pied, une belle main, un tronçon qui ne dit rien, n’en sont pas moins des morceaux précieux ; je vous l’ai dit ailleurs ; mais pour vous faire voir que je ne me contredis point, ces parties d’ouvrages dénuées de pensée ne sont recommandables que pour l’exécution.

Ceux qui ont mis en misérables tapisseries gothiques les sujets d’Homère ne connaissaient Homère que par de misérables traductions gothiques ; mais quand ils l’auraient connu dans l’original, en auraient-ils eu les scènes, les images, les imitations de nature dans leur tête ? quand cela aurait été, en auraient-ils été beaucoup grands artistes ? Vous n’avez pas saisi toute la force de mon objection. Je vous dis : les beaux-arts

  1. Ænéid., lib. I.
  2. « J’aurais fait une bien grossière sottise si j’eusse blâmé Polygnote parce qu’il prenait ses personnages dans un poëte. J’ai dit que, lisant les poëtes de son temps, Homère et d’autres, il y avait trouvé des convenances et avait pu les placer dans son tableau. Or, une convenance est une pensée. Si celle de mon czar, par exemple, était à Diderot, je ne pourrais pas accepter les éloges que je reçois de Diderot. Une pensée, une action, une convenance réfléchie, est donc quelque chose. Ôtez la pensée à certains ouvrages, vous en ôtez tout le mérite. Mon ami ne loue ici Polygnote que sur la pensée, moi je ne parle pas de l’exécution. Ainsi, ce que dit ici mon ami s’évanouit comme l’ombre du matin.

    « Les bras me tombent quand c’est mon maître de logique qui compare la sainte famille, dont il n’y a aucune donnée dans le Nouveau Testament, avec le tableau de Polygnote dont les personnages, les convenances et les actions sont données dans les poëtes. Qu’y a-t-il dans l’Évangile qui ait servi à Raphaël pour son tableau ? Rien que le nom des personnages. Ainsi, d’après mes principes, ne vous y trompez plus, le peintre et le sculpteur, dans les sujets où la pensée importe, perdent une partie considérable de leur mérite quand ils en sont réduits à prier les autres de penser pour eux. Ceux qui donnent des idées, des convenances, etc., pour des monuments d’importance le savent bien. »